VI. JESUS DEVANT ANNE
Vers minuit, Jésus fut introduit dans le palais d'Anne, et on le
conduisit à travers une cour éclairée, dans une salle qui avait les dimensions
d'une petite église. Vis-à-vis l'entrée, siégeait Anne, entouré de vingt-huit conseillers,
sur une terrasse élevée au-dessous de laquelle était un passage où l'on entrait
par un des côtés. Sur le devant un escalier, interrompu par des bancs de
distance en distance, conduisait à ce siège d'Anne ; lui-même y arrivait par
une entrée communiquant avec l'intérieur du bâtiment. Jésus, encore entouré
d'une partie des soldats qui l'avaient arrêté, fut traîné par les archers sur
les premières marches de l'extrade. Le reste de la salle était rempli de
soldats, de gens de la populace, de juifs qui insultaient Jésus, de domestiques
d'Anne, et d'une partie des faux témoins qu'Anne avait rassemblés et qui se
rendirent plus tard chez Caïphe. Anne attendait impatiemment l'arrivée du
Sauveur. Il était plein de haine et de ruse, et une joie cruelle l'animait. Il
était à la tête d'un certain tribunal chargé de veiller à la pureté de la
doctrine et d'accuser devant les Princes des prêtres ceux qui y portaient
atteinte, et il siégeait ici avec les membres du tribunal. Jésus était debout
devant Anne, pâle, défait, silencieux et la tête baissée. Son vêtement était
humide et couvert de bons. Les archers tenaient toujours le bout des cordes qui
serraient ses mains. Anne, vieillard maigre et sec, à la barbe peu fournie,
plein d'insolence et d'orgueil, s'assit avec un sourire ironique, feignant de
ne rien savoir et de s'étonner grandement que Jésus fût le prisonnier qu'on lui
avait annoncé. Voici ce qu'il dit à Jésus, ou du moins le sens de ses paroles :
Comment, Jésus de Nazareth ? C’est toi ! Où sont donc tes disciples, où sont
tes nombreux adhérents ? Où est ton royaume ? Il me semble que les choses n'ont
pas tourné comme tu le croyais ? On a trouvé que c'était assez d'insultes à
Dieu et aux prêtres, assez de violations du Sabbat. Qui sont tes disciples, Où
sont-ils ? Tu te tais ! Parle donc, agitateur, séducteur ! N'as-tu pas mangé
l'agneau pascal d'une manière inaccoutumée, en un temps et dans un lieu où tu
ne devais pas le faire ? Tu veux introduire une nouvelle doctrine ? Qui t'a
donné le droit d'enseigner ? Où as-tu étudié ? Parle, quelle est ta doctrine
qui met le trouble partout ? Allons, parle, quelle est ta doctrine ?
Alors Jésus releva sa tête fatiguée, regarda Anne, et dit : J'ai parlé
en public devant tout le monde ; j'ai toujours enseigné dans le temple et dans
les synagogues où tous les Juifs se rassemblent. Je n'ai rien dit en secret.
Pourquoi m'interroges-tu ? Demande à ceux qui m'ont entendu ce que je leur ai
dit. Regarde autour de toi ! Ils savent ce que j'ai dit.
Le visage d'Anne, à ces paroles de Jésus, exprima le ressentiment et la
fureur. Un infâme archer, vil flatteur du Pontife, qui se trouvait près de
Jésus, sen aperçut et ce misérable frappa de sa main couverte d'un gantelet de
fer la bouche et les joues du Seigneur, lui disant : est-ce ainsi que tu réponds au grand-prêtre
? Jésus, ébranlé par la violence du
coup, poussé d'ailleurs et brutalement secoué par les sergents, tomba de coté
sur les marches, et le sang coula de son visage. La salle retentit de murmures,
de rires et d'injures. Ils relevèrent Jésus en le maltraitant et le Seigneur
dit tranquillement : Si j'ai mal parlé, montre-moi en quoi. Mais si j'ai bien
parlé, pourquoi me frappez vous ?
Anne, poussé à bout par le calme de Jésus, invita tous ceux qui étaient
présents à exposer, ainsi qu'il le désirait lui-même, ce qu'ils lui avaient
entendu dire. Alors ce fut une explosion de clameurs confuses et de grossières
imprécations. Il a dit qu'il était roi,
que Dieu était son père, que les Pharisiens étaient des adultères. Il soulève
le peuple, il guérit au nom du diable le jour du Sabbat, les gens d'Ophel l'ont
entouré comme des furieux, l'ont appelé leur sauveur et leur prophète. Il se
laisse nommer le Fils de Dieu ; il se dit l'envoyé de Dieu : il crie malheur à
Jérusalem, prédit la destruction de la ville, n'observe pas les jeûnes,
parcourt le pays avec une suite nombreuse, mange avec les impurs, les païens,
les publicains et les pécheurs, fait société avec des femmes de mauvaise vie.
Il a encore dit tout à l'heure, devant la porte d'Ophel, à un homme qui lui
donnait à boire, qu'il lui donnerait l'eau de la vie éternelle après laquelle
il n'aurait plus jamais soif. Il séduit le peuple par des paroles à double sens
: il dissipe le bien d'autrui, débits toute sorte de mensonges sur son royaume,
etc., etc.
Tous ces reproches lui étaient faits à la fois : les accusateurs
venaient les lui adresser en face, en y mêlant les injures les plus grossières,
et les archers le poussaient, le frappaient, en lui disant de répondre. Anne et
ses conseillers ajoutaient leurs railleries à ces outrages, et lui disaient : C'est
donc là ta doctrine ! Belle doctrine en vérité ! Qu'as-tu à répondre ? C'est
donc là ton enseignement public ! Le pays en est plein. N'as-tu rien à dire ici
? Roi, donne tes ordres ; envoyé de Dieu, montre ta mission. Chacune de ces exclamations était accompagnée
d'insultes et de coups de la part des archers et de leurs voisins, qui, tous,
auraient volontiers imité celui qui l'avait frappé au visage. Jésus chancelait
de côté et d'autre, et Anne reprit avec une froide insolence : Qui es-tu ? Qui
t'a envoyé ? Es-tu le fils d'un obscur charpentier, ou bien es-tu Elie qui a
été enlevé sur un char de feu ? On dit qu'il vit encore, et que toi, tu peux à
volonté te rendre invisible. Au moins est-il vrai que tu nous as souvent
échappé. N'es-tu pas plutôt Malachie dont tu empruntes souvent les paroles pour
t'en prévaloir ? On a prétendu que ce prophète n'avait pas eu de père, que
ç'avait été un ange, qu'il n'était pas mort. Belle occasion pour un fourbe de
se faire passer pour lui. Quelle espèce de roi es-tu donc ? Tu as dit que tu
étais plus que Salomon. Sois tranquille, je ne te refuserai pas plus longtemps
le titre de ta royauté.
Alors Anne se fit donner une espèce
d'écriteau long de près d'une aune et large de trois doigts ; il le posa sur
une table qu'on plaça devant lui et y écrivit une série de grandes lettres,
dont chacune indiquait un chef d'accusation contre le Seigneur. Puis il le
roula, et le plaça dans une petite calebasse creuse, qu'il boucha soigneusement
et assujettit ensuite au bout d'un roseau. Il présenta ce roseau à Jésus, lui
disant avec une froide ironie : Voilà le sceptre de ton royaume, là sont
renfermés tes titres, tes dignités et tes droits. Porte-les au grand-prêtre,
pour qu'il reconnaisse ta mission et te traite suivant ta dignité. Qu'on lie
les mains à ce roi, et qu'on le mène devant le grand-prêtre.
On attacha de nouveau, en les croisant sur la poitrine les mains de
Jésus qui avaient été déliées ; on y assujettit le simulacre de sceptre qui
portait les accusations d'Anne, et on conduisit Jésus chez Caïphe, au milieu
des rires, des injures et des mauvais traitements de la foule.
En conduisant Jésus chez Anne, on avait dépassé, en la laissant de côté,
la maison de Caïphe : il fallut maintenant décrire un angle pour l'y ramener.
La maison d'Anne n'était guère qu'à trois cents pas de celle de Caïphe . Le
chemin qui passait le long de murs et de petits bâtiments dépendant du tribunal
du grand-prêtre, était éclairé avec des lanternes placées sur des perches, et
couvert de Juifs qui vociféraient et s'agitaient. Les soldats pouvaient à peine
ouvrir un passage à travers la foule. Ceux qui avaient outragé Jésus chez Anne
répétaient leurs outrages devant le peuple, et le Sauveur fut encore injurié et
maltraité tout le long du chemin. Je vis des hommes armés, et attachés au
service du tribunal, repousser quelques groupes qui semblaient compatir aux
souffrances du Sauveur, donner de l'argent à ceux qui sa distinguaient par leur
brutalité et leur dureté envers Jésus, et les faire entrer dans la cour de
Caïphe.