V. COUP D'OEIL SUR JERUSALEM
La grande et populeuse ville et les tentes
des étrangers venus pour la Pâque étaient plongées dans le repos et le sommeil,
succédant à beaucoup de prières et de cérémonies publiques et privées par
lesquelles on s'était préparé à la fête, lorsque la nouvelle de l'arrestation
de Jésus réveilla tous ses ennemis et ses amis ; et sur tous les points de. la
ville on vit se mettre en mouvement les personnes convoquées par les messagers
des Princes des prêtres. Ils allaient et clair de lune ou à la lueur de leurs
torches, le long des rues, sombres et désertes à cette heure, car la plupart
des maisons avaient leurs fenêtres et leurs sorties sur des cours intérieures.
Tous montent vers Sion d'où leur arrive un bruit tumultueux et où ils voient
briller la lueur des torches. On entend ça et là frapper aux portes pour
éveiller ceux qui dorment ; le bruit et le tumulte renaissent en divers
endroits ; on ouvre à ceux qui frappent, on les interrogea, on se rend à la
convocation. Des curieux et des serviteurs vont voir ce qui se passe pour
raconter à ceux qui restent ; on entend verrouiller et barricader plusieurs
portes, car quelques personnes s'inquiètent et craignent une émeute. Parfois
des gens se montrent aux portes et demandent des nouvelles à des passants de
leur connaissance, ou ceux-ci échangent rapidement quelques paroles avec eux.
On entend mille propos dictés par une joie maligne, ainsi qu'il arrive aussi de
nos jours dans de semblables occasions. Ainsi l'on entend dire, par exemple :
Lazare et ses soeurs vont voir à qui ils se sont livrés ; Jeanne, femme de
Chusa, Suzanne et Salomé se repentiront trop tard de leur imprudence ;
Séraphia, la femme de Sirach, sera obligée de s'humilier devant son mari qui
lui a si souvent reproché sa partialité pour le Galiléen. Tous les partisans de
cet agitateur, de ce fanatique, semblaient prendre en pitié ceux qui pensaient
autrement qu'eux, et maintenant plus d'un ne saura où se cacher. Il n'y a plus
là personne pour jeter sous les pieds de sa monture des vêtements et des
branches de palmier. Ces hypocrites, qui veulent toujours être meilleurs que
les autres, vont avoir ce qu'ils méritent, car ils sont tous impliqués dans les
affaires de ce Galiléen. La chose est plus grave qu'on ne le croyait. Je
voudrais savoir comment Nicodème et Joseph d'Arimathie s'en tireront : il y a
longtemps qu'on se méfie d'eux. Ils sont d'accord avec Lazare ; mais ils sont
adroits. Tout va s'éclaircir maintenant. C'est ainsi qu'on entend parler
beaucoup de gens qui sont irrités contre quelques familles dévouées à Jésus, et
surtout contre les saintes femmes qui se sont attachées à Jésus et qui lui ont
publiquement rendu témoignage. En d'autres lieux, la nouvelle est reçue d'une
manière plus convenable : quelques-uns sont terrifiés, d'autres gémissent
secrètement, ou cherchent quelque ami dont les sentiments soient conformes aux
leurs pour s'épancher avec lui. Il en est peu qui osent exprimer hautement
l'intérêt qu'ils prennent à Jésus.
Tout n'est pourtant pas réveillé dans la ville, mais on l'est seulement
là où les messagers portent les invitations du grand-prêtre, où les Pharisiens
vont chercher leurs faux moins et où les rues aboutissent au chemin qui conduit
vers Sion. Il semble qu'on voie en différents points de Jérusalem jaillir des
étincelles de haine et de fureur qui, parcourant les rues, en rencontrent
d'autres auxquelles elles se joignent, et croissant et grossissant toujours,
montent vers Sion, et vont aboutir au tribunal de Caïphe comme un sombre fleuve
de feu. Les soldats romains ne prennent aucune part à ce qui se fait. Mais
leurs postes sont renforcés et leurs cohortes rassemblées ; ils observent avec
soin tout ce qui se passe. Ils sont toujours ainsi en observation au temps des
fêtes de Pâques, à cause de la grande affluence d'étrangers. Les Juifs évitent
les environs de leurs corps de garde, parce que les Pharisiens souffrent d'être
obliges de répondre à leur appel. Les Princes des prêtres n'ont pas manqué de
faire savoir à Pilate pourquoi ils ont occupé avec des soldats Ophel et une
partie de Sion. Mais il y a entre eux défiance réciproque. Pilate ne dort pas,
il reçoit des rapports et donne des ordres. Sa femme est couchée ; son sommeil
est profond, mais elle soupire et pleure comme si elle avait des songes
pénibles. Elle dort, et cependant elle apprend bien des choses, plus de choses
que son mari.
En aucun lieu de la ville on ne prend
une part plus touchante aux maux de Jésus qu'à Ophel, parmi les pauvres
serviteurs du temple et les journaliers qui habitent cette colline. Ils ont été
réveillés subitement, au sein d'une nuit tranquille, pour voir, comme dans une
horrible vision nocturne, leur maître, Leur bienfaiteur, celui qui les a guéris
et consolés, accablé d'injures et de mauvais traitements. Puis ils ont vu
passer au milieu d'eux la douloureuse Mère de Jésus, et leur affliction a
redoublé à son aspect. Ah ! c'est un spectacle déchirant de voir, dans leur
douleur poignante, la mère et les amies de Jésus, obligées de courir les rues
tremblantes et inquiètes, à cette heure de minuit, si indue pour de si saintes
femmes, afin d'aller d'une maison d'ami à une autre. Tantôt elles sont obligées
de se cacher à l'approche d'une troupe grossière et insolente, tantôt on les
injurie comme des femmes de mauvaise vie ; souvent elles entendent des discours
pleins d'une joie cruelle qui leur déchirent le coeur, plus rarement une parole
de compassion sur Jésus. Enfin, arrivées à leur asile, elles tombent accablées,
pleurant et joignant les mains, elles se soutiennent et s'embrassent, ou
s'affaissent sur leurs genoux, la tête cachée sous un long voile. On frappe
doucement et timidement : ce n'est pas un ennemi qui frappe ainsi ; elles
ouvrent en tremblant : c'est un ami ou le serviteur d'un ami de leur maître.
Elles se pressent autour de lui, en le questionnant, et ses réponses sont de
nouvelles douleurs. Elles ne peuvent rester en repos, se hasardent de nouveau
dans les rues, et reviennent toujours avec un redoublement de tristesse.
La plupart des apôtres et des disciples errent effrayés dans les vallées
qui entourent Jérusalem, et se cachent dans les cavernes du mont des Oliviers.
Ils tremblent quand ils se rencontrent, se demandent des nouvelles à voix
basse, et le moindre bruit interrompt leurs timides communications. Ils
changent sans cesse de place, et cherchent à se rapprocher de la ville.
Quelques-uns se glissent dans les campements des étrangers où ils ont reconnu
des gens de leur pays venus pour la fête, et ils y cherchent des nouvelles ou
envoient à la ville des messagers qui puissent en rapporter. Plusieurs montent
sur le mont des Oliviers ; ils regardent avec inquiétude les torches qui se
remuent à Sion, écoutent les bruits lointains, se livrent à mille conjectures
différentes, puis redescendent dans la vallée, dans l'espoir d'y trouver des
nouvelles positives.
Le bruit augmente de plus en plus autour du tribunal de Caïphe. Cette
partie de la ville brille de l'éclat des torches et des falots. Autour de
Jérusalem, on entend crier les animaux que tant d'étrangers ont amenés pour les
sacrifier. Il y a quelque chose de singulièrement touchant dans le bêlement des
innombrables agneaux qui doivent être immolés dans le Temple le lendemain. Un
seul est sacrifié parce qu'il l'a voulu, et il n'ouvre pas la bouche ; semblable
à la brebis qu'on mène à la boucherie, à l'agneau qui se tait devant le tondeur
: celui-là, c'est l'agneau de Dieu, pur et sans tache, c'est Jésus-Christ.
Sur toutes ces scènes s'étend un ciel sinistre où se montrent des signes
extraordinaires ; la lune y monte menaçante et troublée de taches étranges, car
c'est en ce moment que Jésus mourra. Pendant ce temps, au midi de la ville,
Judas Iscariote, le traître, aiguillonné par le diable, erre dans la sauvage
vallée d'Hinnom : le remords le pousse par des sentiers impraticables à des
endroits maudits, marécageux, pleins de fange et l'immondices. Seul, sans
compagnons, il fuit devant son ombre. Des milliers de mauvais esprits sont
répandus partout, troublant la raison des hommes et les poussant au mal.
L'enfer est déchaîné : il excite partout au péché; le fardeau de l'Agneau
s'accroît : Satan, redouble de rage et sème partout le désordre et la
contusion. L'Agneau prend sur lui tout ce fardeau, mais Satan veut le péché,
et, si ce juste ne pèche point, si la tentation est impuissante à le faire
tomber, il faut au moins que ses ennemis meurent dans leur péché. Les Anges
sont entre la douleur et la joie, ils voudraient prier devant le trône de Dieu,
et pouvoir porter secours à Jésus ; mais ils ne peuvent qu'adorer dans leur
étonnement le miracle de la justice et de la miséricorde divine, qui était dans
le ciel de toute éternité et qui commence à s'accomplir dans le temps ; car les
Anges aussi croient en Dieu le Père tout-puissant créateur du ciel et de la terre
; et en Jésus-Christ, son Fils unique Notre Seigneur, qui a été conçu du Saint
Esprit, est né de la Vierge Marie, qui commence cette nuit à souffrir sous
Ponce Pilate, qui demain sera crucifié, mourra et sera enseveli : qui descendra
aux enfers et ressuscitera le troisième jour : qui montera au ciel où il est
assis à la droite de Dieu le Père tout-puissant; d'où il viendra juger les
vivants et les morts : eux aussi croient au Saint Esprit, à la sainte Eglise
catholique, à la communion des Saints, à la rémission des péchés, à la
résurrection de la chair et à la vie éternelle. Ainsi soit-il.
Tout cela n'est qu'une faible partie des impressions qui nécessairement
remplissaient d'angoisses, de repentir de consolation et de compassion,
jusqu'au point de le briser, un pauvre coeur tout souillé de péchés, quand la
contemplation, comme pour implorer du secours, se détournait des souffrances du
Sauveur, cruellement traîné par ses bourreaux, et s'élevait au-dessus de
Jérusalem à cette heure de minuit, la plus solennelle des siècles, où la
justice infinie et l'infinie miséricorde de Dieu, se rencontrant, s'embrassant
et se pénétrant, commencèrent la plus sainte oeuvre de la charité envers Dieu
et les hommes, pour châtier sur l'Homme-Dieu et expier par l'Homme-Dieu les
péchés de l'humanité.
Tel était l'état des choses lorsque notre cher Sauveur fut conduit
devant Anne