XLI. JESUS CRUCIFIE ET LES DEUX LARRONS
Le choc
terrible de la croix, qui s'enfonçait en terre, ébranla violemment la tête
couronnée d'épines de Jésus et en fit jaillir une grande abondance de sang,
ainsi que de ses pieds et de ses mains. Les archers appliquèrent leurs échelles
à la croix, et délièrent les cordes avec lesquelles ils avaient attaché le
corps du Sauveur pour que la secousse ne le fasse pas tomber. Le sang, dont la
circulation avait été gênée par la position horizontale et la compression des
cordes, se porta avec impétuosité à ses blessures : toutes ses douleurs se
renouvelèrent jusqu'à lui causer un violent étourdissement. Il pencha la tête
sur sa poitrine et resta comme mort pendant près de sept minutes. Il y eut
alors une pause d'un moment : les bourreaux étaient occupés à se partager les
habits de Jésus, le son des trompettes du Temple se perdait dans les airs, et
tous les assistants étaient épuisés de rage ou de douleur. Je regardais, pleine
d'effroi et de pitié, Jésus, mon salut, le salut du monde : je le voyais sans
mouvement presque sans vie, et moi-même, il me semblait que j'allais mourir.
Mon coeur était plein d'amertume, d'amour et de douleur : ma tête était comme
entourée d'un réseau de poignantes épines et ma raison s'égarait ; mes mains et
mes pieds étaient comme des fournaises ardentes ; mes veines, mes nerfs étaient
sillonnés par mille souffrances indicibles qui, comme autant de traits de feu,
se rencontraient et se livraient combat dans tous mes membres et tous mes
organes intérieurs et extérieurs pour y faire naître de nouveaux tourments. Et
toutes ces horribles souffrances n'étaient pourtant que du pur amour, et tout
ce feu pénétrant de la douleur produisait une nuit dans laquelle je ne voyais
plus rien que mon fiancé, le fiancé de toutes les âmes, attaché à la croix, et
je le regardais avec une grande tristesse et une grande consolation. Son
visage, avec l'horrible couronne avec le sang qui remplissait ses yeux, sa
bouche entrouverte, sa chevelure et sa barbe, s'était affaissé vers sa
poitrine, et plus tard il ne put relever la tête qu'avec une peine extrême, à
cause de la largeur de la couronne. Son sein était tout déchiré ; ses épaules,
ses coudes, ses poignets tendus jusqu'à la dislocation ; le sang de ses mains
coulait sur ses bras. Sa poitrine remontait et laissait au-dessous d'elle une
cavité profonde ; le ventre était creux et rentré. Ses cuisses et ses jambes
étaient horriblement disloquées comme ses bras ; ses membres, ses muscles, sa
peau déchirée avaient été si violemment distendus, qu'on pouvait compter tous
ses os ; le sang jaillissait autour du clou qui perçait ses pieds sacrés et
arrosait l'arbre de la croix ; son corps était tout couvert de plaies, de
meurtrissures, de taches noires, bleues et jaunes ; ses blessures avaient été
rouvertes par la violente distension des membres et saignaient par endroits ;
son sang, d'abord rouge, devint plus tard pâle et aqueux, et son corps sacré
toujours plus blanc : il finit par ressembler à de la chair épuisé de sang.
Toutefois, quoique si cruellement défiguré, le corps de Notre Seigneur sur la
croix avait quelque chose de noble et de touchant qu'on ne saurait exprimer :
oui, le Fils de Dieu, l'amour éternel s'offrant en sacrifice dans le temps,
restait beau, pur et saint dans ce corps de l'Agneau pascal mourant, tout brisé
sous le poids des péchés du genre humain.
Le teint de la sainte Vierge, comme celui du Sauveur,
était d'une belle couleur jaunâtre où se fondait un rouge transparent. Les
fatigues et les voyages des dernières années lui avaient bruni les joues
au-dessous des yeux.
Jésus avait
une large poitrine ; elle n'était pas velue comme celle de Jean-Baptiste qui
était toute couverte d'un poil rougeâtre. Ses épaules étaient larges, ses bras
robustes, ses cuisses nerveuses, ses genoux forts et endurcis comme ceux d'un
homme qui a beaucoup voyagé et s'est beaucoup agenouillé pour prier ; ses
jambes étaient longues et ses jarrets nerveux ; ses pieds étaient d'une belle
forme et fortement construits : la peau était devenue calleuse sous la plante à
cause des courses nombreuses qu'il avait faites, pieds nus, sur des chemins
cahoteux ; ses mains étaient belles, avec des doigts longs et effilés, et, sans
être délicates, elles ne ressemblaient point à celles d'un homme qui les emploie
à des travaux pénibles. Son cou était plutôt long que court, mais robuste et
nerveux, sa tête d'une belle proportion et pas trop forte, son front haut et
large ; son visage formait un ovale très pur ; ses cheveux d'un brun cuivré,
n'étaient pas très épais : ils étaient séparés sans art nu haut du front et
tombaient sur ses épaules ; sa barbe n'était pas longue, mais pointue et
partagée au-dessous du menton. Maintenant sa chevelure était arrachée en partie
et souillée de sang ; son corps n'était qu'une plaie, sa poitrine était comme
brisée, ses membres étaient disloqués, les os de ses côtés paraissaient par
endroits à travers sa peau déchirée ; enfin son corps était tellement aminci
par la tension violente à laquelle il avait été soumis, qu'il ne courrait pas
entièrement l'arbre le la croix.
La croix était un peu arrondie par derrière, aplatie
pal devant, et on l'avait entaillée à certains endroits, sa largeur étalait à
peu prés son épaisseur. Les différentes pièces qui la composaient étaient de
bois de diverses couleurs, les unes brunes, les autres jaunâtres ; le tronc
était plus foncé, comme du bois qui est resté longtemps dans l'eau.
Les croix des deux larrons, plus grossièrement
travaillées, s'élevaient à droite et à gauche de celle de Jésus : il y avait
entre elles assez d'espace pour qu'un homme à cheval pût y passer ; elles
étaient placées un peu plus bas, et l'une à peu près en regard de l'autre. L'un
des larrons priait, l'autre insultait Jésus qui dominait un peu Dismas en lui
parlant. Ces hommes, sur leur croix, présentaient un horrible spectacle,
surtout celui de gauche, hideux scélérat, à peu près ivre, qui avait toujours
l'imprécation et l'injure à la bouche. Leurs corps suspendus en l'air étaient
disloqués, gonflés et cruellement garrottés. Leur visage était meurtri et
livide : leurs lèvres noircies par le breuvage qu'on leur avait fait prendre et
par le sang qui s'y portait, leurs yeux rouges et prêts à sortir de leur tête.
La souffrance causée par les cordes qui les serraient leur arrachait des cris
et des hurlements affreux ; Gesmas jurait et blasphémait. Les clous avec
lesquels on avait attaché les pièces transversales les forçaient de courber la
tête ; ils étaient agités de mouvements convulsifs, et, quoique leurs jambes
fussent fortement garrottées, l'un d'eux avait réussi à dégager un peu son
pied, en sorte que le genou était saillant.