II. JUDAS ET SA TROUPE
Judas ne s'attendait pas à ce que sa trahison eut les conséquences dont
elle fut suivie. Il voulait mériter la récompense promise et se rendre agréable
aux Pharisiens en leur livrant Jésus ; mais il ne pensait pas au résultat qui
devait être la condamnation et le crucifiement du Sauveur. Ses vues n'allaient
pas jusque-là. L'argent seul préoccupait son esprit, et depuis longtemps il
s'était mis en relation avec quelques Pharisiens et quelques Sadducéens rusés
qui l'excitaient à la trahison en le flattant. Il était las de la vie
fatigante, errante et persécutée que menaient les apôtres. Dans les derniers
mois il n’avait cessé de voler les aumônes dont il était dépositaire, et sa
cupidité, irritée par la libéralité de Madeleine lorsqu'elle versa des parfums
sur Jésus, le poussa au dernier des crimes. Il avait toujours espéré un royaume
temporel de Jésus et un emploi brillant et lucratif dans ce royaume, ne le
voyant pas paraître, il cherchait à amasser une fortune. Il voyait les peines
et les persécutions s'accroître, et il pensait à se mettre bien avec les
puissants ennemis du Sauveur avant l'approche du danger ; car il voyait que
Jésus ne devenait pas roi, tandis que la dignité du grand prêtre et l’importance
de ses affidés faisaient une vive impression sur lui. Il se rapprochait de plus
en plus de leurs agents qui le flattaient sans cesse et lui disaient d'un ton
très assuré que, dans tous les cas, on en finirait bientôt avec Jésus.
Récemment encore, ils étaient venus le trouver plusieurs fois à Béthanie. Il s’enfonça
de plus en plus dans ses pensées criminelles, et il avait multiplié ses
courses, dans les derniers jours, pour décider les princes des prêtres à agir.
Ceux-ci ne voulaient pas encore commencer, et ils le traitèrent avec mépris.
Ils disaient qu'il n'y avait pas assez de temps avant la tète, que cela y
mettrait du désordre et du trouble. Le sanhédrin seul donna quelque attention
aux propositions de Judas. Après la réception sacrilège du Sacrement, Satan s’empara
tout à fait de lui et il partit pour achever son crime. Il chercha d’abord les
négociateurs qui l’avaient toujours flatté jusque-là, et qui l’accueillirent
encore avec une amitié feinte. Il en vint d'autres, parmi lesquels Caïphe et
Anne, ce dernier, toutefois, prit avec lui un ton hautain et moqueur. On était
irrésolu, et on ne comptait pas sur le succès, parce qu'on ne se fiait pas à
Judas.
Je vis l’empire infernal divisé : Satan
voulait le crime des Juifs, il désirait la mort de Jésus, le convertisseur, le
saint docteur, le juste qu’il haïssait ; mais il éprouvait aussi je ne sais
quelle crainte intérieure de la mort de cette innocente victime qui ne voulait
pas se dérober à ses persécuteurs ; il lui portait envie de souffrir sans
l'avoir mérité. Je le vis donc, d'un côté, exciter la haine et la fureur des
ennemis de Jésus, et, d’un autre côté, insinuer à quelques-uns d'entre eux que
Judas était un coquin, un misérable, qu'on ne pourrait pas rendre le jugement
avant la fête, ni réunir un nombre suffisant de témoins contre Jésus.
Chacun mettait en avant une proposition
différente ; et entre autres choses, ils demandèrent à Judas : Pourrons nous le
prendre ? N’y a-t-il pas des hommes armés avec lui ? Et le traître répondit : non, il est seul avec
onze disciples ; lui-même est tout découragé et les onze sont des hommes
peureux. Il leur dit aussi qu'il fallait
s'emparer de Jésus maintenant ou jamais, qu'une autre fois il ne pourrait plus
le leur livrer, qu’il ne retournerait peut-être plus près de lui, que depuis
quelques jours les autres disciples et Jésus lui-même avaient évidemment des
soupçons sur lui, qu'ils semblaient se douter de ses menées, et qu'ils le
tueraient sans doute s'il revenait à eux. Il leur dit encore que s'ils ne
prenaient pas Jésus actuellement, il s'échapperait et reviendrait avec une
armée de ses partisans pour se faire proclamer roi. Ces menaces de Judas firent
effet. On revint à son avis, et il reçut le prix de sa trahison, les trente
pièces d'argent. Ces pièces avaient la forme d'une langue, elles étaient
percées du côté arrondi et enflées au moyen d'anneaux dans une espèce de chaîne
elles portaient certaines empreintes.
Judas, frappé du mépris et de la défiance qui perçaient dans leurs
manières, fut poussé par l'orgueil à leur remettre cet argent pour l'offrir dans
le Temple, afin de passer à leurs yeux pour un homme juste et désintéressé.
Mais ils s’y refusèrent, parce que c’était le prix du sang qui ne pouvait être
offert dans le Temple. Judas vit combien ils le méprisaient, et il en éprouva
un profond ressentiment il ne s'était pas attendu à goûter les fruits amers de
sa trahison avant même qu'elle fût accomplie ; mais il s'était tellement engagé
avec ces hommes qu’il était entre leurs mains et ne pouvait plus s'en délivrer.
Ils l’observaient de très près et ne le laissèrent point partir qu'il n'eût
exposé la marche a suivre pour s'emparer de Jésus. Trois Pharisiens l’accompagnèrent
lorsqu'il descendit dans une salle où se trouvaient des soldats du Temple, qui
n'étaient pas seulement des Juifs mais des hommes de toute nation. Lorsque tout
fut arrangé et qu'on eût rassemblé le nombre de soldats nécessaire, Judas
courut d'abord au Cénacle, accompagné d'un serviteur des Pharisiens, afin de
leur faire savoir si Jésus y était encore, à cause de la facilité de le prendre
là en s’emparant des portes. Il devait le leur faire dire par un messager.
Un peu auparavant, lorsque Judas eut reçu le prix de sa trahison, un
Pharisien était sorti et avait envoyé sept esclaves chercher du bois pour
préparer la croix du Christ, dans le cas où il serait jugé, parce que le
lendemain on n'aurait pas eu assez de temps à cause du commencement de la
Pâque. Ils prirent ce bois à un quart de lieue de là, prés d'un grand mur où il
y avait beaucoup d'autre bois appartenant au service du Temple, et le
traînèrent sur une place derrière le tribunal de Caïphe, pour le façonner. La
pièce principale de la croix avait été autrefois un arbre de la vallée de
Josaphat, planté près du torrent de Cédron ; plus tard, étant tombé en travers,
on en avait fait une espèce de pont. Lorsque Néhémie cacha le feu sacré et les
saints vases dans l'étang de Bethsaïde, on le jeta par-dessus avec d'autres
pièces de bois, plus tard, on l'en avait tiré et laissé de côté. La croix fut préparée
d'une façon qui n'était pas ordinaire, soit parce qu'on voulait se moquer de la
royauté de Jésus, soit par un hasard apparent, mais qui était dans les desseins
de Dieu. Elle fut faite de cinq pièces de bois sans compter l'inscription. J'ai
vu bien d'autres choses relatives à la croix, et j'ai su la signification des
différentes circonstances, mais j'ai oublié tout cela.
Judas revint et dit que Jésus n'était plus dans le Cénacle, mais qu'il
devait être certainement sur le mont des Oliviers, au lieu où il avait coutume
de prier. Il demanda qu'on n’envoyât avec lui qu'une petite troupe, de peur que
les disciples qui étaient aux aguets ne s'aperçussent de quelque chose et
n'excitassent une sédition. Trois cents hommes devaient occuper les portes et
les rues d'Ophel, partie de la ville située au sud du Temple, et la vallée de
Millo jusqu'à la maison d'Anne, au haut de Sion, afin d'envoyer des renforts si
cela était nécessaire, car, disait-il, tout le petit peuple d'Ophel était
partisan de Jésus. Le traître leur dit encore qu'ils devient prendre garde
qu'il ne leur échappât, lui qui, par des moyens mystérieux, s'était souvent
dérobé dans la montagne et rendu tout à coup invisible à ceux qui l’accompagnaient.
Il leur conseilla aussi de l'attacher avec une chaîne, et de se servir de
certains moyens magiques pour l'empêcher de la briser. Les Juifs reçurent tous
ces avis avec dédain et lui dirent : Tu ne nous en imposeras pas ; si nous le
tenons une fois, nous ne le laisserons pas s’échapper .
Judas prit ses mesures avec ceux qui devaient l'accompagner : il voulait
entrer dans le jardin avant eux, embrasser et saluer Jésus comme s'il revenait
à lui en ami et en disciple après avoir fait ce dont il était chargé : alors
les soldats accourraient et s'empareraient de Jésus. Il désirait qu'on crût
qu'ils étaient venus là par hasard ; à leur vue il se serait enfui comme les
autres disciples et on n'aurait plus entendu parler de lui. Il pensait aussi
qu’il y aurait peut être du tumulte, que les apôtres se défendraient et que
Jésus se déroberait comme il l'avait fait souvent, cette pensée lui venait par
intervalles quand il se sentait blessé par les dédains des ennemis de Jésus,
mais il ne se repentait pas, car il s'était donné tout entier à Satan. Il ne
voulait pas non plus que ceux qui viendraient derrière lui portassent des liens
et des cordes : on eut l’air de lui accorder ce qu'il désirait, mais on en agit
avec lui comme on fait avec un traître auquel on ne se fie pas, et qu'on
repousse quand on s'en est servi. Les soldats avaient ordre de surveiller Judas
de très près, et de ne pas le laisser aller qu'on ne se fût emparé de Jésus,
car il avait reçu sa récompense. On pouvait craindre qu'il ne s’enfuit avec
l'argent, et qu’on ne prit pas Jésus ou qu'on en prit un autre à sa place, ce
qui n'aurait amené, pour tout résultat, que du désordre et des troubles pendant
les fêtes de Pâques. La troupe choisie pour accompagner Judas était de vingt
soldats pris dans la garde du Temple et dans ceux qui étaient aux ordres d’Anne
et de Caïphe. Ils étaient costumés à peu prés comme les soldats romains, ils
portaient des morions et avaient comme eux des courroies pendantes autour des
cuisses : ils s’en distinguaient principalement par la barbe, car les Romains a
Jérusalem n’en portaient que sur les joues et avaient le menton et la lèvre
rasés. Tous les vingt avaient des épées, quelques-uns étaient en outre armés de
piques, ils portaient des bâtons avec des lanternes et des torches, mais
lorsqu'ils partirent, ils n'en allumèrent qu'une seule. On avait d'abord voulu
donner à Judas une escorte plus nombreuse, mais il fit observer qu'elle serait
trop facile à apercevoir, parce que du mont des Oliviers on avait vue sur la
vallée. La plus grande partie resta donc à Ophel, et l'on plaça des postes de
tous côtés pour comprimer tout soulèvement et toute tentative en faveur de
Jésus. Judas partit avec les vingt soldats mais il fut suivi à quelque distance
par quatre archers, records de la dernière classe, qui portaient des cordes et
des chaînes ; quelques pas derrière ceux-ci venaient ces six agents avec
lesquels Judas s'était mis en rapport depuis quelque temps. C'était un prêtre,
confident d'Anne, un affidé de Caïphe, deux employés pharisiens et deux
employés sadducéens qui étaient aussi hérodiens. Ces hommes étaient des
flatteurs d'Anne et de Caïphe, ils leur servaient d’espions, et Jésus n'avait
pas d'ennemis plus acharnés.
Les soldats restèrent d'accord avec Judas jusqu’à l'endroit où le chemin
sépare le jardin des Oliviers de celui de Gethsémani ; là ils ne voulurent pas
le laisser aller seul en avant, ils prirent un autre ton avec lui et le
traitèrent durement et insolemment.