I.
JESUS
SUR LE MONT DES OLIVIERS
Lorsque Jésus, après
l'institution du Saint-Sacrement de l'autel, quitta le Cénacle avec les onze
Apôtres, son âme était déjà dans le trouble et sa tristesse allait toujours
croissant. Il conduisit les onze, par un sentier détourné, dans la vallée de
Josaphat, en se dirigeant vers la montagne des Oliviers. Lorsqu'ils furent
devant la porte, je vis la lune, qui n'était pas encore tout à fait pleine, se
lever sur la montagne. Le Seigneur, errant avec eux dans la vallée, leur disait
qu'il reviendrait en ce lieu pour juger le monde; mais non pauvre et
languissant comme aujourd'hui; qu'alors d'autres trembleraient et crieraient : Montagnes,
couvrez-nous ! Ses disciples ne le comprirent pas, et crurent, ce qui leur
arriva souvent dans cette soirée, que la faiblesse et l’épuisement le faisait
délirer. Ils marchaient le plus souvent, et de temps en temps ils s'arrêtaient,
s'entretenant avec lui. Il leur dit encore : Vous vous scandaliserez tous à mon
sujet cette nuit; car il est écrit : Je frapperai le berger, et les brebis
seront dispersées. Mais quand je serai ressuscité, je vous précéderai en Galilée.
Les Apôtres conservaient encore quelque chose de l'enthousiasme et du
recueillement que leur avaient donnés la réception du Saint-Sacrement et les
discours solennels et affectueux de Jésus. Ils se pressaient autour de lui, lui
exprimaient leur amour de différentes manières, protestaient qu'ils ne
l'abandonneraient jamais. Mais Jésus continuant de parler dans le même sens,
Pierre lui dit : Quand tous se scandaliseraient à votre égard, je ne me
scandaliserai jamais, et le Seigneur lui prédit qu'il le renierait trois fois
avant le chant du coq. Mais Pierre insista encore, et dit : Quand je devrais
mourir avec vous, je ne vous renierai point.
Ainsi parlèrent aussi les autres. Ils marchaient et s'arrêtaient tour à
tour, et la tristesse de Jésus devenait de plus en plus grande. Pour eux, ils
voulaient le consoler d'une manière toute humaine, en lui assurant que ce qu'il
prévoyait n'arriverait pas. Ils se fatiguèrent dans cette vaine tentative,
commencèrent à douter, et la tentation vint sur eux.
Ils traversèrent le torrent de Cédron, non sur le pont où plus tard fut
conduit Jésus prisonnier, mais sur un autre, car ils avaient fait un détour.
Gethsémani, où ils allaient, est situé près de la montagne des Oliviers, à peu
près à une demi-lieue du Cénacle, il y a du Cénacle à la porte de la vallée de
Josaphat un quart de lieue, et environ autant de la à Gethsémani. Ce lieu, où
dans les derniers jours Jésus avait quelquefois enseigné ses disciples et passé
la nuit avec eux, se composait de quelques maisons vides et ouvertes et d'un
grand jardin entouré d'une haie, où il ne croissait que des plantes d'agrément
et des arbres fruitiers. Les Apôtres et plusieurs autres personnes avaient une
clef de ce jardin, qui était un lieu de récréation et de prière. Quelquefois
des gens qui n'avaient pas de jardins à eux y donnaient des fêtes et des repas.
Il s'y trouvait des cabanes de feuillage, où restèrent huit des Apôtres
auxquels se joignirent plus tard d'autres disciples. Le jardin des Oliviers est
séparé par un chemin de celui de Gethsémani, et s'étend plus haut vers la
montagne. Il est ouvert, entouré seulement d'un mur de terre, et plus petit que
le jardin de Gethsémani. On y voit des cavernes, des terrasses et beaucoup
d'oliviers. Il est plus soigné dans une de ses parties où l'on trouve des
sièges, des bancs de gazon bien entretenus et des grottes fraîches, et
spacieuses. Il est facile d'y trouver un endroit propre à la prière et à la
méditation. C'est dans la partie la plus sauvage que Jésus alla prier. Il était
environ neuf heures quand Jésus vint à Gethsémani avec ses disciples. Il
faisait encore obscur sur la terre, mais la lune répandait déjà sa lumière dans
le ciel. Jésus était très triste et annonçait l'approche du danger. Les
disciples, en étaient troublés, et il dit à huit de ceux qui l'accompagnaient
de rester dans le jardin de Gethsémani, dans un endroit où il y a une espèce de
cabinet de verdure. Restez ici, leur dit-il, pendant que je vais prier à
l'endroit que j'ai choisi. Il prit avec
lui Pierre. Jacques et Jean, monta plus haut, et, franchissant un chemin,
poussa plus avant dans le jardin des Oliviers jusqu'au pied de la montagne. Il
était indiciblement triste, car il sentait l'angoisse et l'épreuve qui
approchaient. Jean lui demanda comment lui, qui les avait toujours consolés,
pouvait être si abattu. Mon âme est
triste jusqu'à la mort, répondit-il. Et, regardant autour de lui, il vit de
tous côtés l'angoisse et la tentation s'approcher comme des nuages chargés de
figures effrayantes. C'est alors qu'il dit aux trois Apôtres : Restez là et
veillez avec moi; priez afin que vous ne tombiez pas en tentation. Il avança encore quelques pas; mais les
terribles visions l'assaillirent de telle sorte que, dans son angoisse, Il
descendit un peu à gauche, et se cacha sous un rocher, dans une grotte
d'environ six pieds de profondeur, au-dessus de laquelle les Apôtres se
tenaient dans une espèce d'enfoncement. Le terrain s'abaissait doucement dans
cette grotte, et les plantes suspendues au rocher qui surplombait formaient un
rideau devant l'entrée, en sorte qu'on ne pouvait y être vu.
Lorsque Jésus s'éloigna des disciples, je vis autour de lui un large
cercle d'images effrayantes qui se resserrait de plus en plus. Sa tristesse et
son angoisse croissaient; il se retira tout tremblant dans la grotte afin d'y
prier, semblable à un homme qui cherche un abri contre un orage soudain; mais
les visions menaçantes les poursuivirent et devinrent de plus en plus
distinctes. Hélas! Cette étroite caverne semblait renfermer l'horrible
spectacle de tous les péchés commis depuis la première chute jusqu'à la fin du
monde, et celui de leur châtiment. C'était ici, sur le mont des Oliviers,
qu'étaient venus Adam et Eve, chassés du paradis sur la terre inhospitalière;
ils avaient gémi et pleuré dans cette même grotte. J'eus le sentiment que Jésus,
s'abandonnant aux douleurs de sa Passion qui allait commencer et se livrant à
la justice divine en satisfaction pour les péchés du monde, faisait rentrer en
quelque façon sa divinité dans le sein de la sainte Trinité; sous l'impulsion
de sa charité infinie, il se renfermait, pour ainsi dire, dans sa pure,
aimante, innocente humanité, et, armé seulement de l'amour qui enflammait son
cœur d'homme, il la dévouait, pour les péchés du monde, à toutes les angoisses
et à toutes les souffrances. Voulant satisfaire pour la racine et le
développement de tous les péchés et de tous les mauvais penchants, le
miséricordieux Jésus prit dans son cœur, par amour pour nous autres pécheurs,
la racine de toute expiation purificatrice et de toute peine sanctifiante, et
il laissa cette souffrance infinie, afin de satisfaire pour des péchés infinis,
s'étendre comme un arbre de douleur aux mille branches et pénétrer tous les
membres do son corps sacré, toutes les facultés de sa sainte âme. .
Ainsi laissé tout entier à sa seule
humanité, implorant Dieu avec une tristesse et une angoisse inexprimables, il
tomba sur son visage, et tous les péchés du monde lui apparurent sous des
formes infinies avec toute leur laideur intérieure : il les prit tous sur lui,
et s'offrit, dans sa prière, à la justice de son Père céleste pour payer cette
effroyable dette. Mais Satan, qui, sous une forme effrayante, s'agitait au milieu
de toutes ces horreurs avec un rire infernal, montrait une fureur toujours
croissante contre Jésus, et, faisant passer devant son âme des tableaux de plus
en plus affreux, criait sans cesse à l'humanité de Jésus : Comment ! Prends-tu aussi celui-ci sur toi, en
souffriras-tu la peine? Veux-tu satisfaire pour tout cela?
Cependant il partit, de ce côté du ciel où le soleil se montre entre dix
et onze heures du matin, un rayon semblable à une voie lumineuse : c'était une
ligue d'anges qui descendaient jusqu'à Jésus, et je vis qu'ils le ranimaient et
le fortifiaient. Le reste de la grotte était plein d'affreuses visions de nos
crimes et de mauvais esprits qui insultaient et assaillaient Jésus; il prit
tout sur lui; mais son cœur, le seul qui aimât parfaitement Dieu et les hommes
au milieu de ce désert plein d'horreur, se sentit cruellement torturé et
déchiré sous le poids de tant d'abominations. Hélas ! Je vis alors tant de
choses qu'une année ne suffirait pas pour les raconter. Lorsque cette masse de forfaits
eut passé sur son âme comme un océan et que Jésus, s'étant offert comme victime
expiatoire, eut appelé sur lui-même toutes les peines et les châtiments dus à
tous ces crimes, Satan lui suscita comme autrefois dans le désert, des
tentations innombrables; il osa même présenter contre celui qui était la pureté
même une suite d'accusations : Comment, disait-il, tu veux prendre tout cela
sur toi, et tu n'es pas pur toi même! Regarde ceci! Et cela ! Et cela encore. Alors il déroula devant lui, avec une impudence
infernale, une foule de griefs imaginaires. Il lui reprochait les fautes de ses
disciples, les scandales qu'ils avaient donnés, le trouble qu'il avait apporté
dans le monde en renonçant aux anciens usages. Satan se fit le pharisien le
plus habile et le plus sévère. Il lui
reprocha d'avoir été l'occasion du massacre des Innocents, ainsi que des
souffrances de ses parents en Egypte, de n'avoir pas sauvé Jean-Baptiste de la
mort, d'avoir désuni des familles, d'avoir protégé des hommes décriés, de
n'avoir pas guéri plusieurs malades, d'avoir fait tort aux habitants de Gergesa
en permettant aux possédés de renverser leurs cuves (1) et aux démons de
précipiter leurs porcs dans la mer; il lui imputa les fautes de Marie Madeleine
parce qu'il ne l'avait pas empêchée de retomber dans la péché; il l'accusa
d'avoir abandonné sa famille, d'avoir dilapidé le bien d'autrui; en un mot,
Satan présenta devant l'âme de Jésus, pour l'ébranler, tout ce que le tentateur
eût reproché au moment de la mort à un homme ordinaire qui eût fait toutes ces
actions sans des motifs supérieurs; car il lui était caché que Jésus fût le
Fils de Dieu, et il le tentait seulement comme le plus juste des hommes. Notre
divin Sauveur laissa tellement prédominer en lui sa sainte humanité, qu'il
voulut souffrir jusqu'à la tentation dont les hommes qui meurent saintement
sont assaillis sur le mérite de leurs bonnes oeuvres. Il permit, pour vider
tout le calice de l'agonie, que le mauvais esprit auquel sa divinité était
cachée, lui présentât toutes ses oeuvres de charité comme autant d'actes
coupables que la grâce de Dieu ne lui avait pas encore remis. Il lui reprocha
de vouloir effacer les fautes d'autrui tandis que lui-même, dépourvu de tout
mérite, avait encore à satisfaire à la justice divine pour beaucoup de
prétendues bonnes oeuvres. La divinité de Jésus souffrit que l'ennemi tentât
son humanité comme il pourrait tenter un homme qui voudrait attribuer à ses
bonnes oeuvres une valeur propre, outre la seule qu'elles puissent avoir par
leur union aux mérites de la mort du Sauveur.
(1) Dans ses visions sur les années de
la Prédication de Jésus, elle vit, le 11 décembre 1822 le Seigneur permettre
aux démons sortis des possédés de Gergesa d'entrer dans un troupeau de pores.
Elle vit aussi cette circonstance particulière que les possédés renversèrent
auparavant une grande cuve pleine d'une boisson fermentée.
Ainsi le tentateur lui présenta les oeuvres de son amour comme des actes
dépourvus de mérite et qui le constituaient débiteur envers Dieu : il fit comme
si Jésus en eût, en quelque manière, prélevé le prix à l'avance sur celui de sa
Passion qui n'était pas consommée et dont Satan ne connaissait pas encore le
prix infini, et par conséquent comme s'il n'eût pas satisfait pour les grâces données
à l'occasion de ces oeuvres. Il lui mit sous les yeux, pour toutes ses bonnes
oeuvres, des contrats où elles étaient inscrites comme des dettes, et il disait
en les montrant du doigt : Tu es encore redevable pour et pour cette autre,
etc. Enfin, il déroula devant lui un contrat portant que Jésus avait reçu de
Lazare et dépensé le prix de vente de la propriété de Marie-Madeleine à
Magdalum et lui dit : Comment as-tu osé dissiper le bien d'autrui et faire ce
tort à cette famille? J'ai vu la représentation de tous les péchés pour
l'expiation desquels le Seigneur s'offrit et j'ai senti avec lui tout le poids
des nombreuses accusations que la tentateur éleva contre lui, car parmi les
péchés du monde dont le Sauveur se chargea, je vis aussi les miens qui sont si
nombreux, et du cercle de tentation qui l'entourait, Il sortit vers moi comme
un fleuve où toutes mes fautes me furent montrées. Pendant ce temps, j'avais
toujours les yeux fixés sur mon fiancé céleste, je gémissais et priais avec
lui, je me tournais avec lui vers les anges consolateurs. Hélas ! Le Seigneur
se tordait comme un ver sous le poids de sa douleur et de ses angoisses. Pendant
les accusations de Satan contre Jésus, j'avais peine à retenir ma colère; mais
lorsqu'il parla de la vente du bien de Madeleine, il me fut impossible de me
contenir, et je criai : Comment peux-tu lui reprocher comme un péché la vente
de ce bien? N’ai-je pas vu le Seigneur employer cette somme donnée par Lazare à
des oeuvres de miséricorde, et délivrer à Thirza vingt-sept pauvres prisonniers
pour dettes (1)?
(1) Dans ses contemplations sur la vie
publique de Jésus qu'elle suivit jour par jour, elle vit le 28 janvier 1823
(jour correspondant à peu près au onze Schebath de la deuxième année), le
Seigneur délivrer à Thirza vingt-sept prisonniers pour dettes, détenus dans une
son qui avait une garnison romaine.
Au commencement, Jésus était agenouillé et priait avec assez de calme;
mais plus tard son âme fut épouvantée à l'aspect des crimes innombrables des
hommes et de leur ingratitude envers Dieu : il fut en proie à une angoisse et à
une douleur si violentes qu'il s'écria, tremblant et fris-sonnant : Mon Père,
si c'est possible, que ce calice s'éloigne de moi ! Mon Père tout vous est
possible; éloigner ce calice! Puis il se recueillit et dit : Cependant que
votre volonté se fasse et non la mienne. Sa volonté et celle de son Père étaient une;
mais, livré par son amour aux faiblesses de l'humanité, il tremblait à l'aspect
de la mort. Je vis la caverne autour de
lui remplie de formes effrayantes; je vis tous les péchés, toute la méchanceté,
tous les vices, tous les tourments, toutes les ingratitudes qui l'accablaient :
les épouvantements de la mort, la terreur qu'il ressentait comme homme à
l'aspect de ses souffrances expiatoires le pressaient et l'assaillaient sous la
forme de spectres hideux. Il tombait çà et là, se tordait les mains, la sueur
le couvrait, il tremblait et frémissait. Il se releva; ses genoux chancelaient
et le portaient à peine, il était tout à fait défait et presque méconnaissable,
ses lèvres étaient pâles, ses cheveux se dressaient sur sa tête. Il était
environ 10 h 1/2 lorsqu'il se leva; puis, tout chancelant, tombant à chaque
pas, baigné d'une sueur froide, il se traîna jusqu'auprès des trois Apôtres. Il
monta à gauche de la caverne jusqu'à une plate-forme où ceux-ci s’étaient
endormis, couchés les uns à côté des autres, accablés qu'ils étaient de fatigue,
de tristesse et d'inquiétude. Jésus vint à eux, semblable à un homme dans
l'angoisse, que la terreur pousse vers ses amis, et semblable encore à un bon
pasteur qui, profondément bouleversé lui-même, vient visiter son troupeau qu'il
sait menacé d'un péril prochain : car Il n'ignorait pas qu'eux aussi étaient
dans l'angoisse et la tentation. Les terribles visions l'entouraient, même
pendant ce court chemin. Lorsqu'il les trouva dormants, il joignît les mains,
tomba près d'eux plein de tristesse et d'inquiétude, et dit : Simon, dors-tu? Ils
s'éveillèrent, le relevèrent, et il leur dit dans son délaissement : Ne
pouviez-vous veiller une heure avec moi? Lorsqu'ils le virent défait pâle,
chancelant, trempé de sueur, tremblant et frissonnant, lorsqu'ils entendirent
sa voix altérée et presque éteinte, ils ne surent plus ce qu'ils devaient
penser, et s'il ne leur était pas apparu entouré d'une lumière bien connue, ils
n'auraient jamais retrouvé Jésus en lui. Jean lui dit : Maître, qu'avez-vous?
Dois-je appeler les autres disciples! Devons-nous fuir? Jésus répondit : Si je
vivais, enseignais et guérissais encore trente-trois ans, cela ne suffirait pas
pour faire ce qui me reste à accomplir d'ici à demain. N'appelle pas les huit;
je les ai laissés, parce qu'ils ne pourraient me voir dans cette détresse sans
se scandaliser : ils tomberaient en tentation, oublieraient beaucoup et
douteraient de moi. Pour vous, qui avez vu le Fils de l'homme transfiguré, vous
pouvez le voir aussi dans son obscurcissement et son délaissement; mais veillez
et priez pour ne pas tomber en tentation l'esprit est prompt, mais la chair est
faible.
Il parlait ainsi par rapport à eux et à lui-même. Il voulait par là les
engager à la persévérance et leur faire connaître le combat de sa nature
humaine contre la mort et la cause de sa faiblesse. Il leur parla encore,
toujours accablé de tristesse, et resta près d'un quart d'heure avec eux. Il
retourna dans la grotte, son angoisse croissant toujours : pour eux, Ils
étendaient les mains vers lui, pleuraient, tombaient dans les bras les uns des
autres, se demandaient : Qu'est-ce donc? Que lui arrive-t-il? Il est dans un
délaissement complet ! Ils se mirent à prier, la tête couverte, pleins de
trouble et de tristesse. Tout ce qui vient d'être dit remplit à peu près une
heure et demie depuis que Jésus était entré dans le jardin des Oliviers. Il dit
à la vérité dans l’Ecriture : N'avez-vous pu veiller une heure avec moi? mais
cela ne doit point se prendre à la lettre, et d'après notre manière de compter.
Les trois Apôtres qui étaient avec Jésus avaient d'abord prié, puis ils
s'étaient endormis, car ils étaient tombés en tentation par leur manque de
confiance. Les huit autres qui étaient postés à l’entrée, ne dormaient pas : la
tristesse qui respirait dans les derniers discours de Jésus les avait laissés
très inquiets; ils erraient sur la mont des Oliviers pour y chercher quelque
lieu de refuge en cas de danger.
Ce soir-là, il y avait peu de bruit dans Jérusalem, les Juifs étaient dans
leurs maisons, occupés des préparatifs de la fête; les campements des étrangers
venus pour la Pâque n'étaient pas dans le voisinage de la montagne des
Oliviers. En errant de côté et d'autre, je vis çà et là des amis et des
disciples de Jésus qui marchaient et s'entretenaient ensemble. Ils paraissaient
inquiets et dans l'attente de quelque événement. La mère du Seigneur, Madeleine,
Marthe, Marie, fille de Cléophas, Marie Salomé et Salomé étaient allées du
Cénacle dans la maison de Marie, mère de Marc; puis Marie, effrayée des bruits
qui couraient, avait voulu venir devant la ville avec ses amies pour savoir des
nouvelles de Jésus. Lazare, Nicodème, Joseph d'Arimathie et quelques parents
d'Hébron vinrent la trouver et essayèrent de la tranquilliser; car ayant eu
connaissance par eux-mêmes ou par les disciples des tristes prédictions faites
par Jésus dans le Cénacle, ils avaient été prendre des informations chez des
pharisiens de leur connaissance et n'avaient point appris qu'on dût faire des
tentatives prochaines contre le Sauveur : ils disaient que le danger ne pouvait
être encore très grand, qu'on n'attaquerait pas le Seigneur si près de la fête;
mais ils ne savaient rien encore de la trahison de Judas. Marie leur parla du
trouble de celui-ci dans les derniers jours, de la manière dont il avait quitté
le Cénacle; il était sûrement allé trahir; elle l'avait souvent averti qu'il était
un fils de perdition. Les saintes femmes retournèrent ensuite dans la maison de
Marie, mère de Marc.
Lorsque Jésus fut revenu dans la grotte et toutes ses douleurs avec lui, il se
prosterna sur le visage, les bras étendus, et pria son Père céleste; mais il y
eut dans son âme une nouvelle lutte qui dura trois quarts d'heure. Des anges
vinrent lui montrer dans des séries de visions tout ce qu'il devait embrasser
de douleurs afin d'expier le péché; ils lui montrèrent quelle était avant la
chute la beauté de l’homme, image de Dieu, et combien cette chute l'avait
altéré et défiguré. Il vit l'origine de tous les péchés dans le premier péché,
la signification et l'essence de la concupiscence, ses terribles effets sur les
forces de l’âme humaine; et aussi l'essence et la signification de toutes les
peines correspondant à la concupiscence. Ils lui montrèrent dans la satisfaction
qu'il devait donner à la justice divine, une souffrance du corps et de l'âme
comprenant toutes les peines dues à la concupiscence de l'humanité tout
entière; et comment la dette du genre humain devait être payée par la seule
nature humaine exempte de péché, celle du fils de Dieu, lequel, afin de prendre
sur lui la dette et le châtiment de l'humanité tout entière, devait aussi
combattre et surmonter la répugnance humaine pour la souffrance et la mort. Les
anges lui montraient tout cela sous des formes diverses, et j'avais la
perception de ce qu'ils disaient quoique sans entendre leurs voix. Aucune
langue ne peut exprimer quelle épouvante et quelle douleur vinrent fondre sur
l'âme de- Jésus à la vue de ces terribles expiations; l'horreur de -cette
vision fut telle qu'une sueur de sang sortit de son corps.
Pendant que l'humanité du Christ était écrasée sous cette effroyable
masse de souffrances, j'aperçus un mouvement de compassion dans les anges, il
me sembla qu'ils désiraient ardemment le consoler et qu'ils priaient à cet
effet devant le trône de Dieu. Il y eut comme un combat d'un instant entre la
miséricorde et la justice de Dieu, et l'amour qui se sacrifiait. Une image de
Dieu me fut montrée, non comme d'autres fois sur un trône, mais dans une forme
lumineuse; je vis la nature divine du Fils dans la personne de son Père, et
comme retirée dans son sein; la personne du Saint-Esprit procédait du Père et
du Fils; elle était comme entre eux, et tout cela n'était pourtant qu'un seul
Dieu; mais ces choses sont inexprimables. J'eus moins une vision avec des
figures humaines qu'une perception intérieure où il me fut montré par des
images que la volonté divine du Christ se retirait davantage dans le Père pour
laisser peser sur son humanité toutes ces souffrances que la volonté humaine de
Jésus priait le Père de détourner de lui. Je vis cela dans le moment de la
compassion des anges, lorsqu'ils désirèrent consoler Jésus, et en effet il
reçut en cet instant quelque soulagement. Alors tout disparut, et les anges
abandonnèrent le Seigneur dont l'âme allait avoir à souffrir de nouvelles
attaques.
Lorsque le Rédempteur, sur le mont des Oliviers, s'abandonna, comme
homme véritable et réel, à la tentation de la répugnance humaine pour la
douleur et la mort, lorsqu'il voulut éprouver et surmonter cette répugnance à
souffrir qui fait Partie de toute souffrance, il fut permis au tentateur de lui
faire ce qu'il fait à tout homme qui veut se sacrifier pour une cause sainte.
Dans la première agonie, Satan montra à Notre-Seigneur l'énormité de la dette
du péché qu'il voulait acquitter, et poussa l'audace jusqu'à chercher des
fautes dans les oeuvres du Rédempteur lui-même. Dans la seconde agonie, Jésus
vit dans toute son étendue et son amertume la souffrance expiatoire nécessaire
pour satisfaire à la justice divine; ceci lui fut présenté par les anges, car
il n'appartient pas à Satan de montrer que l'expiation est possible; le père du
mensonge et du désespoir ne montre point les oeuvres de la miséricorde divine.
Jésus ayant résisté victorieusement à tous ces combats par son abandon complet
à la volonté de son Père céleste, un nouveau cercle d'effrayantes visions lui
fut offert : le doute et l'inquiétude qui précèdent le sacrifice dans l'homme
qui se dévoue s'éveillèrent dans l'âme du Seigneur; il se fit cette terrible
question : Quel sera le profit de ce sacrifice? Et le tableau du plus terrible
avenir accabla son coeur aimant. Lorsque
Dieu eut créé le premier Adam, il lui envoya le sommeil, ouvrit son côté, prit
une de ses côtes dont il fit Eve, sa femme, la mère de tous les vivants, puis
il la mena devant Adam, et celui-ci dit : C'est la chair de ma chair et l'os de
mes os : l'homme quittera son père et sa mère pour s'attacher à sa femme, et
ils seront deux en une seule chair. Ce
fut là le mariage dont il est écrit : Ce sacrement est grand, je dis en Jésus-
Christ et en l'Eglise. Le Christ, le
nouvel Adam voulait aussi laisser venir sur lui le sommeil, celui de la mort
sur la croix; il voulait aussi laisser ouvrir son côté, afin que la nouvelle
Eve, sa fiancée virginale, l'Eglise, mère de tous les vivants, en fût faite; il
voulait lui donner le sang de la rédemption, l'eau de la purification et son
esprit, les trois qui rendent témoignage sur la terre; il voulait lui donner
les saints sacrements, afin qu'elle fût une fiancée pure, sainte, sans tache :
il voulait être sa tête, nous devions être ses membres soumis à la tête, l'os
de ses es, la chair de sa chair. En prenant la nature humaine, afin de souffrir
la mort pour nous, il avait quitté aussi son père et sa mère et s'était attaché
à sa fiancée, l'Eglise : il est devenu une seule chair avec elle, en la nourrissant
du sacrement de l'autel où il s'unit à nous. Il voulait être sur la terre avec
l'Eglise, jusqu'à ce que nous fussions tous réunis en elle par lui, et il a dit
: Les portes de l'enfer ne prévaudront point contre elle. Voulant exercer cet
incommensurable amour pour les pécheurs, le Seigneur était devenu homme et un
frère de ces mêmes pécheurs afin de prendre sur lui la punition due à tous
leurs crimes. Il avait vu avec une grande tristesse l'immensité de cette dette
et celle de la douleur qui devait y satisfaire, et s'était pourtant abandonné
avec joie comme victime expiatoire à la volonté de son -Père céleste; mais à présent
il voyait les douleurs, les combats et les blessures à venir de sa fiancée
céleste qu'il voulait racheter à un si haut prix, au prix de son sang; il
voyait l'ingratitude des hommes.
.
Devant l'âme de Jésus parurent toutes les souffrances futures de ses
Apôtres, de ses disciples et de ses amis; il vit l'Eglise primitive si peu
nombreuse, puis à mesure qu'elle s'accroissait, les hérésies et les schismes y
faisant irruption et répétant la première chute de l'homme par l'orgueil et la
désobéissance. Il vit la tiédeur, la corruption et la malice d'un nombre infini
de chrétiens, le mensonge et la fourberie de tous les docteurs orgueilleux, le
lèges de tous les prêtres vicieux, les suites funestes de tous ces actes,
l'abomination de la désolation dans le royaume de Dieu, dans le sanctuaire de
cette ingrate humanité qu'il voulait racheter de son sang au prix de
souffrances indicibles.
Je vis passer devant l'âme du pauvre
Jésus, dans une série de visions innombrables, les scandales de tous les
siècles jusqu'à notre temps et même jusqu'à la fin du monde. C'étaient tour à
tour toutes les formes de l'erreur, de la fourberie, du fanatisme furieux, de
l'opiniâtreté et de la malice; tous les apostats, les hérésiarques, les
réformateurs à l'apparence sainte, les corrupteurs et les corrompus l'outrageaient
et le tourmentaient, comme n'ayant pas été bien crucifié à leurs yeux, n'ayant
pas souffert de la manière que leur présomption orgueilleuse l'entendait et
l'imaginait, et tous déchiraient à l'envi la robe sans couture de son Eglise:
chacun voulait l'avoir pour Rédempteur autre-ment qu'il ne s'était donné dans
l'excès de son amour. Beaucoup le maltraitaient, l'insultaient, le reniaient;
beau-coup haussaient les épaules et secouaient la tête sur lui, évitaient les
bras qu'il leur tendait, et s'en allaient vers l’abîme où ils étaient
engloutis. Il en vit une infinité d'autres qui n'osaient pas le renier
hautement, mais qui s'éloignaient avec dégoût des plaies de son Eglise, comme
le lévite s'éloigna du pauvre assassiné par les voleurs. Ils s'éloignaient de
son épouse blessée comme des enfants lâches et sans foi abandonnant leur mère
au moment de la nuit, quand viennent les voleurs et les meurtriers auxquels
leur négligence ou leur malice a ouvert la porte. Il les vit s'approprier le
butin qu'ils transportaient au désert, les vases d'or et les colliers brisés.
Il vit tous ces hommes tantôt séparés de la vraie vigne et couchés parmi les
raisins sauvages, tantôt comme des troupeaux égarés, livrés en proie aux loups,
conduits par des mercenaires dans de mauvais pâturages, et refusant d'entrer
dans le bercail du bon pasteur qui donne sa vie pour ses brebis. Ils erraient
sans patrie dans le désert au milieu des sables agités par les vents, et Ils ne
voulaient pas voir sa ville placée sur la montagne qui ne peut rester cachée,
la maison de sa fiancée, son Eglise bâtie sur le roc près de laquelle Il a
promis d'être jusqu'à la fin des siècles et contre laquelle les portes de
l'enfer ne doivent pas prévaloir. Ils refusaient d'entrer par la porte étroite pour
n'avoir pas à se courber. Il les vit suivre ceux qui s'étaient dirigés ailleurs
que vers la porte. Ils bâtissaient sur le sable des huttes qu'ils refaisaient
et défaisaient sans cesse, mais où il n'y avait ni autel, ni sacrifice; ils
avaient des girouettes sur leurs toits, et leurs doctrines changeaient avec le
vent; aussi étaient-ils en contradiction les uns avec les autres. Ils ne
pouvaient pas s'entendre et n'avaient jamais de position fixe : souvent ils
détruisaient leurs cabanes et en lançaient les débris contre la pierre
angulaire de l'Eglise qui restait Inébranlable. Plusieurs d'entre eux, comme
les ténèbres régnaient dans leurs demeures, ne venaient pas vers la lumière
placée sur le chandelier dans la maison de l'épouse, mais erraient les yeux fermés
autour des jardins de l'Eglise, et ne vivant plus que des parfums qui s'en
exhalaient; ils tendaient les bras vers des idoles nébuleuses, et suivaient les
astres errants qui les conduisaient à des puits sans eau : au bord du
précipice, ils ne voulaient pas écouter la voix de l'épouse qui les appelait,
et, dévorés par la faim, ils riaient avec une pitié arrogante des serviteurs et
des messagers qui les invitaient au festin nuptial. Ils ne voulaient pas entrer
dans le jardin, car ils craignaient les épines de la haie : ivres d'eux-mêmes,
ils n'avaient ni froment pour leur faim, ni vin pour leur soif; et aveuglés par
leur propre lumière, Ils nommaient invisible l'Eglise du Verbe fait chair.
Jésus les vit tous; il pleura sur eux; il voulut souffrir pour tous ceux qui ne
le voient pas, qui ne veulent pas porter leur croix avec lui dans sa ville
bâtie sur la montagne qui ne peut rester cachée, dans son Eglise fondée sur le
roc, à laquelle il s'est donné dans le saint sacrement, et contre laquelle les
portes de l'enfer ne prévaudront pas.
Je voyais ces tableaux innombrables de l'ingratitude des hommes et de
l'abus fait de la mort expiatoire de mon fiancé céleste, passer alternativement
sous des formes diverses ou douloureusement semblables devant l’âme contristée,
du Seigneur, et j'y voyais figurer Satan, qui arrachait violemment à Jésus et
étranglait une multitude d'hommes rachetés par son sang, et même ayant reçu
l'onction de son sacrement. Le Sauveur vit avec une douleur amère toute
l'ingratitude, toute la corruption des premiers chrétiens, de ceux qui vinrent
ensuite, de ceux du temps présent et de ceux de l'avenir. Toutes ces
apparitions, pendant lesquelles la voix du tentateur répétait sans cesse : Veux-tu
donc souffrir pour de pareils ingrats? fondaient sur Jésus avec tant d'impétuosité et
de fureur, qu'une angoisse indicible opprimait son humanité. Le Christ, le Fils
de l’homme, luttait et joignait les mains, il tombait, comme accablé, sur ses
genoux, tantôt d'un côté, tantôt d'un autre, et sa volonté humaine livrait un
si terrible combat contre la répugnance à tant souffrir pour une race si
ingrate, que la sueur en larges gouttes de sang coulait de son corps jusqu'à
terre. Dans sa détresse, il regardait autour de lui comme cherchant du secours,
et semblait prendre le ciel, la terre et les astres du firmament à témoin de
ses souffrances. Il me semblait l'entendre crier : Est-il possible de supporter
une telle ingratitude? Je vous prends à témoin de ce que j'endure !
Ce fut alors comme si la lune et les étoiles se rapprochaient; je
sentis, en cet instant, qu'il faisait plus clair. J'observai alors la lune, ce
que je n'avais pas fait jus-qu'alors, et je la vis tout autre qu'à l'ordinaire.
Elle n’était pas encore tout à fait pleine et me parut pourtant plus grande que
chez nous. Au milieu je vis une tache obscure, semblable à un disque placé
devant elle, et au centre de laquelle était une ouverture par laquelle la
lumière rayonnait vers le côté où la lune n'était pas encore pleine. Ce corps
opaque était comme une montagne, et autour de la lune je vis encore un cercle
lumineux semblable à un arc-en-ciel.
Jésus, dans sa détresse, éleva la voix,
et fit entendre quelques cris douloureux. Les trois Apôtres se réveillèrent;
ils prêtèrent l'oreille, levant les mains avec effroi, et voulaient aller le
rejoindre; mais Pierre retint Jacques et Jean, et leur dit : Restez, je vais
aller vers lui. Je le vis courir et
entrer dans la grotte: Maître, dit-il, qu'avez-vous? Et il se tenait là, tremblant à la vue de
Jésus tout sanglant et frappé de terreur. Jésus ne lui répondit pas et ne parut
pas faire attention à lui. Pierre revint vers les deux autres; Il leur dit que
le Seigneur ne lui avait pas répondu, et qu'il ne faisait que gémir et
soupirer. Leur tristesse augmenta, ils voilèrent leur tète, s'assirent et
prièrent en pleurant.
.
Je retournai vers mon céleste fiancé dans sa douloureuse agonie. Les
images hideuses de l'ingratitude des hommes futurs dont il prenait sur lui la
dette envers la justice divine, roulaient vers lui toujours plus terribles et
plus Impétueuses, et il continuait à lutter contre la répugnance de la nature
humaine à souffrir. Plusieurs fois, je l'entendis s'écrier : Mon Père, est-il
possible de souffrir pour tous ces
ingrats? O mon Père, si ce calice ne peut pas s'éloigner de moi, que votre volonté soit
faite !
Au milieu de toutes ces apparitions, je
voyais Satan se mouvoir sous diverses formes hideuses, qui se rapportaient aux
diverses espèces de péchés. Tantôt Il apparaissait comme un grand homme noir,
tantôt sous la figure d'un tigre, tantôt sous celles d'un renard, d'un loup,
d'un dragon, d'un serpent. Ce n'était pas la forme même de ces animaux, mais
seulement le trait saillant de leur nature, mêlé avec d'autres formes hideuses.
Il n'y avait là rien de semblable à une créature complète, c'était seulement
des symboles d'abomination, de discorde, de contradiction, de péché, enfin des
formes du démon. Ces figures diaboliques poussaient, entraînaient, déchiraient
aux yeux de Jésus des multitudes d'hommes, pour la rédemption desquels il
entrait dans le douloureux chemin de la croix. Au commencement, je vis plus
rarement le serpent, mais ensuite je le vis apparaître avec une couronne sur la
tête; sa taille était gigantesque, sa force semblait démesurée, et il menait à
l'assaut contre Jésus d'innombrables légions de tous les temps et de toutes les
races. Armées de toute espèce d'instruments de destruction, elles combattaient
quelquefois les unes contre les autres, puis revenaient sur le Sauveur avec
rage. C'était un horrible spectacle; car ils l'accablaient d'outrages, de
malédictions, le déchiraient, le frappaient, le perçaient. Leurs armes, leurs
glaives, leurs épieux, allaient et venaient incessamment comme les fléaux des
batteurs en grange dans une aire immense, et tous faisaient rage contre le
grain de froment céleste, tombé sur la terre pour y mourir, afin de nourrir
éternellement tous les hommes du pain de vie.
Au milieu de ces cohortes furieuses, dont quelques-unes me semblaient
composées d'aveugles, Jésus était ébranlé comme s'il eût réellement ressenti
leurs coups. Je le vis chanceler de côté et d'autre; tantôt il se redressait,
tantôt il s'abattait; et le serpent, parmi ces multitudes qu'il ramenait sans
cesse contre Jésus, frappait çà et là de sa queue, et déchirait ou
engloutissait tous ceux qui étaient renversés par elle. Il me fut dit que ces
troupes innombrables d'ennemis du Sauveur étaient ceux qui maltraitaient de
différentes manières Jésus-Christ, leur Rédempteur, réellement présent dans le
saint Sacrement sous les espèces du pain et du vin, avec sa divinité et son
humanité, son corps et son âme, sa chair et son sang. Je reconnus parmi eux
toutes les espèces de profanateurs de la divine Eucharistie, ce gage vivant de
sa présence personnelle toujours subsistante dans l'Eglise catholique. Je vis
avec horreur tous ces outrages, depuis la négligence, l'irrévérence, l'omission,
jusqu'au mépris, à l'abus et au sacrilège la plus affreux; depuis la déviation
vers les idoles du monde, les ténèbres et la fausse science, jusqu'à l'erreur,
l'incrédulité, le fanatisme, la haine et la persécution. Je vis parmi ces
ennemis du Sauveur toute espèce de personnes, notamment des aveugles, des
paralytiques, des sourds, des muets, et même des enfants. Des aveugles qui ne
voulaient pas voir la vérité, des paralytiques qui ne voulaient pas marcher
avec elle, des sourds qui refusaient d'écouter ses avertissements et ses
menaces, des muets qui ne voulaient jamais combattre pour elle avec le glaive
de la parole, des enfants égarés à la suite de parents et de maîtres mondains
et oublieux de Dieu, nourris de convoitises terrestres, enivrés d'une vaine sagesse
et dégoûtés des choses célestes, ou ayant dépéri loin d'elles et devenus à
jamais incapables de les goûter. Parmi ces derniers, dont l'aspect m'affligea
particulièrement parce que Jésus aimait les enfants, je vis beaucoup d'enfants
de choeur mal élevés, irrévérencieux, qui n'honorent pas le Christ dans les
saintes cérémonies auxquelles ils prennent part. Leurs fautes retombaient en
partie sur la négligence de leurs maîtres et sur celle des administrateurs des
églises. Je vis avec épouvante que beaucoup de prêtres, quelques-uns même se
regardant comme pleins de foi et de piété, maltraitaient aussi Jésus dans le
saint Sacrement. Parmi le grand nombre de ceux que j'eus la douleur de voir, je
n’en mentionnerai qu'une catégorie. J'en vis beaucoup qui croyaient et
enseignaient la présence du Dieu vivant dans le très saint Sacrement, mais ne
la prenaient pas assez à coeur; car ils oubliaient et négligeaient le palais,
le trône, la tente, le siège, les ornements royaux du Roi du ciel et de la
terre; à savoir : l'église, l'autel, le tabernacle, le calice, l'ostensoir, les
vases, les ornements, en un mot tout ce qui sert à l'usage et à la parure de sa
maison. Tout était abandonné, tout dépérissait dans la poussière et dans la
saleté, et le culte divin était, sinon profané intérieurement, au moins
déshonoré à l'extérieur. Tout cela n'était pas le fait d'une pauvreté
véritable, mais de l'indifférence, de la paresse, de la préoccupation de vains
Intérêts terrestres, souvent aussi de l'égoïsme et de la mort intérieure; car
je vis des négligences semblables dans des églises riches, ou du moins aisées.
J'en vis beaucoup d'autres où un luxe mondain, sans goût et sans convenance,
avait remplacé les ornements magnifiques d'une époque plus pieuse, pour
recouvrir comme d'un fard éclatant et cacher sous des apparences menteuses la
négligence, la malpropreté et les dégâts. Ce que les riches faisaient par une
vaine ostentation, les pauvres l'imitaient bientôt sottement par manque de
simplicité. Je ne pus m’empêcher de penser à cette occasion à l'église de notre
pauvre couvent, où l'on avait recouvert le vieil et bel autel de pierre artistement
sculpté d'une grande construction en bois avec un barbouillage imitant le
marbre, ce qui me faisait toujours beaucoup de peine. Je vis toutes ces
offenses à Jésus dans le saint Sacrement multipliées par un grand nombre de
préposés aux églises, lesquels ne sentaient pas qu'il eût été juste de partager
au moins ce qu'ils possédaient avec le Rédempteur présent sur l'autel qui s'est
livré tout entier a la mort pour eux, et qui pour eux s'est laissé tout entier
dans le Sacrement. Je vis que souvent les plus pauvres étaient mieux entourés
dans leurs cabanes que le Maître du ciel et de la terre dans son église. Ah !
Combien l'inhospitalité des hommes contristait Jésus, qui s'était donné à eux
pour nourriture ! Certes, il n'y a pas besoin d'être riche pour recevoir celui
qui récompense au centuple le verre d'eau donné à celui qui a soif; mais lui,
qui a si soif de nous, n'a-t-il pas lieu de se plaindre quand le verre est
impur et l'eau corrompue? Par suite de semblables négligences, je vis les
faibles scandalisés, la Sacrement profané, l'église abandonnée, les prêtres
méprisés; l'impureté et la négligence s'étendaient jusque sur les âmes des
fidèles; ils laissaient dans la saleté le tabernacle de leur coeur lorsque
Jésus devait y descendre, tout comme ils y laissaient le tabernacle placé, sur
l'autel. Je vis de ces insensés administrateurs des églises qui pour complaire
aux princes aux grands du monde, pour satisfaire des caprices et faire réussir
des projets ambitieux, travaillaient et s'empressaient avec une activité sans
pareille, tandis que le Roi du ciel et de la terre était couché comme le pauvre
Lazare devant la porte, et désirait en vain les miettes de la charité que
personne ne lui donnait. Il n'avait que ses plaies qui sont l'oeuvre de nos
mains et qui étaient léchées par les chiens, je veux dire par ces pécheurs qui
retombent toujours semblables au chien qui revient à son vomissement.
Quand je parlerais un an entier, je ne pourrais dire tous les affronts
faits à Jésus dans le saint Sacrement que je connus de cette manière. J'en vis
les auteurs assaillir le Seigneur par troupes, et le frapper de diverses armes,
selon la diversité de leurs offenses. Je vis des clercs irrévérencieux, des
prêtres légers ou sacrilèges dans la célébration du saint Sacrifice et la
distribution de la sainte Eucharistie des troupes de communiants tièdes et
indignes. Je vis, en nombre infini, des gens pour qui la source de toute
bénédiction, le mystère du Dieu vivant, était devenue une imprécation, une
formule de malédiction, des guerriers furieux profanant les vases sacrés, des
serviteurs du démon employant la sainte Eucharistie aux mystères d'un
effroyable culte infernal. A côté de ces insultes brutales et violentes, je vis
une foule d'impiétés moins grossières qui paraissaient tout aussi abominables.
Je vis beaucoup de personnes séduites par de mauvais exemples ou des
enseignements perfides perdre la foi à la présence réelle de Jésus dans le
saint Sacrement et ne plus y adorer humblement le Sauveur. Je vis dans ces
troupes un grand nombre de docteurs que leurs péchés avaient rendu
hérésiarques; ils se disputaient entre eux au commencement puis ils s’unissaient
pour attaquer Jésus avec fureur dans le saint Sacrement de son église. Je vis
une troupe nombreuse de ces apostats, chefs de secte, insulter le sacerdoce
catholique, combattre la présence réelle de Jésus dans l'Eucharistie, nier
qu'il ait donné ce sacrement à son Eglise et qu'elle l'ait fidèlement conservé,
et arracher de son coeur, par leurs séductions, une multitude d'hommes pour
lesquels il a répandu son sang. Ah ! C’était un affreux spectacle, car je
voyais l'Eglise comme le corps de Jésus dont il avait réuni ensemble, par sa
douloureuse Passion, les membres isoles et dispersés, et toutes ces masses
d'hommes, qui se séparaient de l'Eglise, déchiraient et arrachaient comme des
morceaux entiers de sa chair vivante. Hélas! il jetait sur eux des regards
touchants, et gémissait de les voir se perdre. Lui, qui s'était donné à nous
pour nourriture dans le saint Sacrement, afin de rassembler en un seul corps
celui de l'Eglise, son épouse, les hommes séparés et divisés à l’infini, il se
voyait déchiré dans ce corps même, car la table de la communion, de l'union dans
le saint Sacre-ment, ce chef d’oeuvre de son amour, dans lequel il avait voulu
rester à jamais parmi les hommes, était devenue, par la malice des faux
docteurs, la borne de séparation, en sorte que là où il est par-dessus tout
juste et salutaire que beaucoup ne fusent plus qu'un, à cette sainte table où
le Dieu vivant lui-même est l'aliment qu'on reçoit, ses enfants devaient se
séparer des incroyants et des hérétiques pour ne pas se rendre complices du
péché d'autrui. Je vis, de cette manière, des peuples entiers arrachés de son
sein, et privés de la participation au trésor des grâces laissées à l'Eglise.
C'était un spectacle affreux de les voir se séparer d'abord en petit nombre,
puis, devenus des peuples entiers, se diviser sur les choses les plus saintes,
et se poser en ennemis les uns vis-à-vis des autres. A la fin, je vis tous ceux
qui s'étaient séparés de l'Eglise plongés dans l'incrédulité, la superstition,
l'hérésie, la fausse Philosophie mondaine : pleins d'une fureur sauvage, ils se
réunissaient en grandes troupes pour assaillir l'Eglise, excités par le serpent
homicide qui s'agitait au milieu d'eux. Hélas! c'était comme si Jésus s'était
senti déchirer lui-même en mille lambeaux. Le seigneur, livré à ces angoisses,
vit et sentit tout l'arbre empoisonné de la division avec toutes ses branches
et ses fruits qui se subdivisaient sans cesse jusqu'à la fin des temps où le
froment sera recueilli dans les greniers et la paille jetée au feu.
J'étais tellement saisie d'horreur et d'effroi qu'une apparition de mon
fiancé céleste me plaça miséricordieusement la main sur le coeur, avec ces
paroles : personne n'a encore vu cela, et ton coeur se briserait de douleur si
je ne le soutenais.
Je vis le sang rouler en larges gouttes sur le pâle visage du Sauveur; ses
cheveux étaient collés ensemble et dressés sur sa tête, sa barbe sanglante et
en désordre comme si on eût voulu l'arracher. Après la vision dont je viens de
parler, il s'enfuit en quelque sorte hors de la caverne, et revint vers ses
disciples. Mais sa démarche était comme celle d'un homme couvert de blessures
et courbé sous un lourd fardeau, qui trébucherait à chaque pas. Lorsqu'il vint
vers les trois Apôtres, ils ne s'étaient pas couchés pour dormir comme la
première fois; Ils avaient la tête voilée et affaissée sur leurs genoux, dans
une position où je vois souvent les gens de ce pays-là lorsqu'ils sont dans le
deuil ou qu'ils veulent prier. Ils s'étaient assoupis, vaincus par la tristesse
et la fatigue. Jésus, tremblant et gémissant, s’approcha d'eux, et ils se
réveillèrent. Mais, lorsqu'à la clarté de la lune ils le virent debout devant
eux, avec son visage pâle et sanglant et sa chevelure en désordre, leurs yeux fatigués
ne le reconnurent pas d'abord tout de suite, car il était indiciblement
défiguré. Comme il joignait les mains, ils se levèrent, le prirent sous les
bras, le soutinrent avec amour, et il leur dit avec tristesse qu'on le ferait
mourir le lendemain, qu'on s'emparerait de lui dans une heure, qu'on le
mènerait devant un tribunal, qu'il serait maltraité, outragé, flagellé, et
enfin livré à la mort la plus cruelle. Il les pria de consoler sa mère, et
aussi de consoler Madeleine. Il leur parla ainsi pendant quelques minutes; pour
eux, ils ne lui répondirent pas, car ils ne savaient que dire, tant son aspect
et ces discours les avaient troublés; ils croyaient même qu'il était en délire.
Mais lorsqu'il voulut retourner à la grotte, il n'eut pas la force de marcher.
Je vis Jean et Jacques le conduire, et revenir lorsqu'il fut entré dans la
grotte. Il était à peu près onze heures et un quart.
Pendant cette agonie de Jésus, je vis la sainte Vierge accablée aussi de
tristesse et d'angoisses dans la maison de Marie, mère de Marc. Elle se tenait
avec Madeleine et Marie dans le jardin de la maison; elle était là, courbée en
deux sur une pierre et affaissée sur ses genoux. Plusieurs fois elle perdit
connaissance, car elle vit intérieurement plu-sieurs choses de l'agonie de
Jésus. Elle avait déjà envoyé des messagers pour avoir de ses nouvelles; mais,
ne pouvant pas attendre leur retour, elle s'en fut, toute inquiète, avec
Madeleine et Salomé, jusqu'à la vallée de Josaphat. Elle marchait voilée, et
étendait souvent les bras vers le mont des Oliviers; car elle voyait en esprit
Jésus baigné d'une sueur de sang, et il semblait qu'elle voulût de ses mains
étendues essuyer le visage de son fils. Je vis ces élans de son âme aller
jusqu'à Jésus, qui pensa à elle et regarda de son côté comme pour y chercher du
secours. Je vis cette communication entre eux sous forme de rayons qui allaient
de l'un à l'autre. Le Seigneur pensa aussi à Madeleine, et fut touché de sa
douleur; c'est pourquoi il recommanda aux disciples de la consoler; car il
savait que son amour était le plus grand après celui de sa mère, et il avait vu
qu'elle souffrirait encore beaucoup pour lui, et qu’elle ne l'offenserait plus
jamais.
Vers ce moment, à onze heures un quart à peu près, les huit Apôtres
revinrent dans la cabane de feuillage de Gethsémani; ils s'y entretinrent et
finirent par s'endormir. Ils étaient très ébranlés, très découragés, et
violemment assaillis par la tentation. Chacun avait cherché un lieu où il pût
se réfugier, et ils se demandaient avec inquiétude : Que ferons-nous lorsqu'on
l'aura fait mourir? Nous avons tout quitté pour le suivre; nous sommes pauvres
et le rebut de ce monde, nous nous sommes entièrement abandonnés à lui, et le
voilà maintenant si languissant, si abattu, qu'on ne peut trouver en lui aucune
consolation. Les autres disciples
avaient d'abord erré de côté et d'autre; puis, ayant appris quelque chose des
effrayantes prophéties de Jésus, ils s'étaient retirés pour la plupart à
Bethphagé.
Je vis Jésus priant encore dans la grotte et luttant contre la répugnance
de la nature humaine à souffrir. Il était épuisé de fatigue et abattu, et il
disait : Mon père, si c'est votre volonté, éloignez de moi ce calice.
Cependant, que votre volonté se fasse et non pas la mienne. Mais alors l'abîme
s'ouvrit devant lui, et les premiers degrés des Limbes lui apparurent comme à
l'extrémité d'une vole lumineuse. Il vit Adam et Eve, les patriarches, les
prophètes, les justes, les parents de sa mère et Jean-Baptiste attendant son
arrivée dans le monde inférieur avec un désir si violent, que cette vue
fortifia et ranima son coeur plein d'amour. Sa mort devait ouvrir le ciel à ces
captifs; elle devait les tirer de la prison où ils languissaient dans
l'attente. Lorsque Jésus eut regardé avec une profonde émotion ces saints de l'ancien
monde, les anges lui présentèrent toutes les cohortes des bienheureux à venir
qui, joignant leurs combats aux mérites de sa passion, devaient s'unir par lui
au Père céleste. C'était une vision inexprimablement belle et consolante. Tous
rangés, suivant leur date, leur classe et leur dignité, passèrent devant la
Seigneur, parés de leurs souffrances et de leurs oeuvres. Il vit le salut et la
sanctification sortant à flots intarissables de la source de rédemption ouverte
par sa mort. Les Apôtres, les disciples, les vierges et les saintes femmes,
tous les martyrs, les confesseurs et les ermites, les papes et les évêques, des
troupes nombreuses de religieux, en un mot l'armée entière des bienheureux
s'offrit à sa vue. Tous portaient sur la tête des couronnes triomphales, et les
fleurs de leurs couronnes différaient de forme, de couleur, de parfum et de
vertu suivant la différence des souffrances, des combats et des victoires qui
leur avaient valu la gloire éternelle. Toute leur vie et tous leurs actes, tous
leurs mérites et toute leur force, ainsi que toute la gloire de leur triomphe,
venaient uniquement de leur union aux mérites de Jésus-Christ. L'action et l'influence réciproque que tous
ces saints exerçaient les uns sur les autres, la manière dont ils puisaient à
une source unique, au saint Sacrement et à la passion du Seigneur, offraient un
spectacle singulièrement touchant et merveilleux. Rien ne paraissait fortuit en
eux; leurs oeuvres, leur martyre, leurs victoires, leur apparence et leur
vête-ment, tout cela, quoi que bien divers, se fondait dans une harmonie et une
unité infinies; et cette unité dans la diversité était produite par les rayons
d'un soleil unique, par la passion du Seigneur, du Verbe fait chair, en qui la
vie était la lumière des hommes qui lait dans les ténèbres et que les ténèbres
n'ont pas comprise.
C'était la communauté des Saints futurs qui passait devant l’âme du
Sauveur, lequel se trouvait placé entre le désir des patriarches et le cortège
triomphal des bienheureux à venir; ces deux troupes s’unissant et se complétant
en quelque sorte l'une l'autre, entouraient le coeur aimant du Rédempteur comme
d'une couronne de victoire. Cette vue inexprimablement touchante donna à l'âme
de Jésus un peu de consolation et de force. Ah! il aimait tellement ses frères
et ses créatures, qu'il aurait accepté avec joie toutes les souffrances
auxquelles il se dévouait pour la rédemption d'une seule âme. Comme ces visions
se rapportaient à l'avenir, elles planaient à une certaine hauteur. Mais ces images consolantes s'évanouirent,
et les anges lui montrèrent sa Passion tout près de terre, parce qu'elle était
proche. Ces anges étaient en grand nombre. Je vis toutes les scènes s’en
présenter très distinctement devant lui, depuis le baiser de Judas jusqu’aux
dernières paroles sur la croix : je vis là tout ce que je vois dans mes
méditations de la Passion, la trahison de Judas, la fuite des disciples, les
insultes devant Anne et Caïphe, le reniement de Pierre, le tribunal de Pilate,
les dérisions d'Hérode, la flagellation et le couronnement d'épines, la
condamnation à mort, le portement de la croix, la rencontre de la Sainte
Vierge, son évanouissement, les insultes que les bourreaux lui prodiguaient, le
suaire de Véronique, le crucifiement, les outrages des Pharisiens, les douleurs
de Marie, de Madeleine et de Jean, le coup de lance dans le côté: en un mot,
tout lui fut présenté avec les plus petites circonstances. Je vis comment le
Seigneur, dans son angoisse, voyait tous les gestes, entendait toutes les paroles,
percevait tout ce qui se passait dans les âmes. Il accepta tout volontairement,
il se soumit à tout par amour pour les hommes. Ce qui le contrista le plus douloureusement
fut de se voir attaché a la croix dans un état de nudité complète, pour expier l'impudicité
des hommes : il pria instamment pour que cela lui fût épargné et qu'il lui fût
au moins accordé d'avoir une ceinture autour des reins : je vis qu'il serait assisté
en cela, non par ses bourreaux, mais par un homme compatissant. Il vit et ressentit
aussi la douleur actuelle de sa mère que l’union à ses souffrances avait fait
tomber sans connaissance dans les bras de ses deux amies.
A la fin des visions de la Passion,
Jésus tomba sur le visage, comme un mourant : les Anges disparurent, la sueur de
sang coula plus abondante, et je la vis traverser son vêtement. La plus
profonde obscurité régnait dans la caverne. Je vis alors un ange descendre vers
Jésus : il était plus grand, plus distinct et plus semblable à un homme que
ceux que j'avais vus auparavant. Il était revêtu comme un prêtre d'une longue
robe flottante, ornée de franges, et portait dans ses mains devant lui, un
petit vase de la forme du calice de la sainte Cène. A l'ouverture de ce calice,
se montrait un petit corps ovale, de la grosseur d'une fève, et qui répandait
une lumière rougeâtre. L’ange, sans se poser à terre, étendit la main droite
vers Jésus, qui se releva; Il lui mit dans la bouche cet aliment mystérieux, et
le fit boire du petit calice lumineux. Ensuite il disparut.
Jésus, ayant accepté librement le calice de ses souffrances il reçu une
nouvelle force, resta encore quelques minutes dans la grotte, plongé dans une
méditation tranquille et rendant grâces à son Père céleste. Il était encore
affligé mais réconforté surnaturellement, au point de pouvoir aller vers les
disciples sans chanceler et sans plier sous le poids de sa douleur. Il était
toujours pâle et défait mais son pas était ferme et décidé. Il avait essuyé son
visage avec un suaire, et remis en ordre ses cheveux qui pendaient sur ses
épaules, humides de sang et de sueur et colles ensemble. Quand il sortit de la
grotte, je vis la lune comme auparavant, avec la tache singulière qui en
occupait le centre et le cercle qui l'entourait, mais sa clarté et celle des
étoiles étaient autres que précédemment, lors des grandes angoisses du
Seigneur. La lumière maintenant était plus naturelle. Lorsque Jésus vint vers
ses disciples, ils étaient couchés, comme la première fois, contre le mur de la
terrasse ; ils avaient la tète voilée et dormaient. Le Seigneur leur dit que ce
n’était pas le temps de dormir, qu'ils devaient se ré-veiller et prier. Voici
l'heure où le Fils de l'homme sera livré dans les mains des pécheurs dit-il;
levez-vous et marchons : le traître est proche mieux vaudrait pour lui qu’il ne
fût jamais né. Les Apôtres se relevèrent tout effrayés, et autour d'eux avec
inquiétude. Lorsqu'ils se furent un peu remis, Pierre lui dit avec chaleur :
Maître, je vais appeler les autres, afin que nous vous défendions. Mais Jésus à
quelque distance dans la vallée, de l’autre côté du torrent de Cédron, une
troupe d’hommes armés, qui s'approchaient avec des flambeaux, et il leur dit
qu’un d’entre eux l'avait trahi. Les Apôtres regardaient la chose comme
impossible. Il leur parla encore avec calme, leur recommanda de nouveau de
consoler sa mère, et dit : Allons au-devant d'eux, je m’y livrerai sans
résistance entre les mains de mes ennemis. Il sortit alors du jardin des Oliviers avec
les trois Apôtres, et vint au-devant des archers sur le chemin qui était entre
ce jardin et celui de Gethsémani.
Lorsque la sainte Vierge reprit connaissance entre les bras de Madeleine et de
Salomé, quelques disciples, qui avaient vu les soldats s'approcher, vinrent à
elle et la ramenèrent dans la maison de Marie, mère de Marc. Les archers
prirent un chemin plus court que celui qu'avait suivi Jésus en venant du
Cénacle.
La grotte dans laquelle Jésus avait prié
aujourd'hui n'était pas celle où il avait coutume de prier sur le mont des
Oliviers. Il allait ordinairement dans une caverne plus éloignée où, un jour,
après avoir maudit le figuier stérile, il avait prié dans uns grande
affliction, les bras étendus et appuyé contre un rocher.
Les traces de son corps et de ses mains
restèrent imprimées sur la pierre et furent honorées plus tard ; mais on ne
savait plus à quelle occasion ce prodige avait eu lieu. J’ai vu plusieurs fois
de semblables empreintes laissées sur la pierre, soit par les prophètes de
l'Ancien Testament, soit par Jésus, Marie, ou quelques-uns des apôtres : j'ai
vu aussi celles du corps de sainte Catherine d'Alexandrie sur le mont Sinaï.
Ces empreintes ne paraissaient pas profondes, mais semblables à celles qu'on
laisserait en appuyant la main sur une pâte épaisse (1).
(1) Elle
décrivit ensuite avec beaucoup de détails la forme et la couleur de la pierre
sur laquelle Jésus s'était appuyé dans cette autre grotte ; elle mentionna des
crevasses et des endroits où il y avait comme des stalactites, etc.