XXIX. JESUS CONDAMNE A
Pilate
qui ne cherchait pas la vérité, mais un moyen de sortir d'embarras, était plus
incertain que jamais : sa conscience disait : Jésus est innocent, sa femme
disait : Jésus est saint ; sa superstition disait : Il est l'ennemi de tes
dieux ; sa lâcheté disait : Il est un Dieu lui-même et se vengera. Il
interrogea encore Jésus d'un ton inquiet et solennel, et Jésus lui parla de ses
crimes les plus secrets, de la misérable destinée qui l'attendait et lui annonça
que lui-même, au dernier jour, viendrait, assis sur les nuées du ciel,
prononcer sur lui un juste jugement : cela jeta dans la fausse balance de sa
justice un nouveau poids contre la mise en liberté de Jésus. Il était furieux
de se trouver là, dans toute la nudité de son ignominie intérieure, en face de
Jésus qu'il ne pouvait s'expliquer : il s'indignait que cet homme qu'il avait
fait fouetter, qu'il pouvait faire crucifier, lui prédit une fin misérable ;
que cette bouche qui n'avait jamais été accusé de mensonge, cette bouche qui
n'avait pas prononcé une parole pour se justifier, osât, dans de telles
circonstances, le citer au dernier jour devant son tribunal : tout cela
blessait profondément son orgueil. Toutefois, comme aucun sentiment ne pouvait
prendre absolument le dessus dans ce misérable indécis, il était en même temps
terrifié des menaces du Seigneur et il fit un dernier effort pour le sauver ;
mais la peur que lui firent les Juifs, en le menaçant de se plaindre de lui à
l'empereur, le poussa à une nouvelle lâcheté. La peur de l'empereur terrestre
l'emporta en lui sur la crainte du roi dont le royaume n'est pas de ce monde.
Le lâche scélérat se dit à soi-même : s’il meurt, ce qu'il sait de moi et ce
qu'il m'a prédit meurt avec lui. La menace d'être dénoncé à l'empereur le
détermina à faire leur volonté contrairement à la justice, à sa propre
conviction et à la parole qu'il avait donnée à sa femme. Il livra aux Juifs le
sang de Jésus, et il n'eut plus pour laver sa conscience que l'eau qu'il fit
verser sur ses mains, en disant : Je suis innocent du sang de ce juste, c'est à
vous à en répondre .Non, Pilate, tu en répondras aussi, car tu l'appelles juste
et tu répands son sang ; tu es un juge infâme et sans conscience. Ce sang dont
Pilate voulait purifier ses mains les Juifs le réclamaient, appelant la
malédiction sur eux-mêmes et sur Leurs enfants ; ils demandèrent que ce sang
rédempteur qui crie miséricorde pour nous, criât vengeance contre eux : ils
crièrent : Que son sang soit sur nous et sur nos enfants !
Au bruit de ces cris sanguinaires, Pilate fit tout préparer pour
prononcer sa sentence. Il se fit apporter des vêtements de cérémonie, il mit
sur sa tête une espèce de diadème où brillait une pierre précieuse, et se
revêtit d'un autre manteau : on porta aussi un bâton devant lui. Il était
entouré de soldats, précédé d'officiers du tribunal, et suivi de scribes avec
des rouleaux et des tablettes. Il y avait en avant un homme qui sonnait de la
trompette. C'est ainsi qu'il se rendit de son palais sur le forum où se
trouvait, en face de la colonne de la flagellation, un siège élevé pour le
prononcé des jugements. Ce tribunal s'appelait Gabbatha : c'était comme une
terrasse ronde où conduisaient des marches de plusieurs côtés : il y avait en
haut un siège pour Pilate et, derrière ce siège, un banc pour des assesseurs ;
un grand nombre de soldats entouraient cette terrasse et plusieurs se tenaient
sur les degrés. Plusieurs des Pharisiens s'étaient déjà rendus au Temple. Il
n'y eut qu'Anne, Caïphe et vingt-huit autres qui vinrent vers le tribunal
lorsque Pilate mit ses vêtements de cérémonie. Les deux larrons avaient déjà
été conduits devant le tribunal lorsque Jésus eût été montré au peuple. Le
siège de Pilate était recouvert d'une draperie rouge sur laquelle était un
coussin bleu avec des galons jaunes.
Le Sauveur, portant toujours son manteau rouge et sa couronne d'épines,
fut alors amené par les archers devant le tribunal, à travers la foule qui le
huait, et placé entre les deux malfaiteurs. Lorsque Pilate se fut assis sur son
siège, il dit encore aux ennemis de Jésus : Voilà votre roi. Crucifiez-le
! Répondirent-ils. Dois-je crucifier votre roi ? dit encore Pilate. Nous n'avons pas d'autre roi que César ,
crièrent les Princes des Prêtres. Pilate ne dit plus rien et commença à
prononcer le jugement. Les deux voleurs avaient été condamnés antérieurement au
supplice de la croix, mais les Princes des Prêtres avaient demandé qu'on sursoit
à leur exécution, parce qu'ils voulaient faire un affront de plus à Jésus, en
l'associant dans son supplice à des malfaiteurs de la dernière classe. Les
croix des deux larrons étaient auprès d'eux : celle du Sauveur n'était pas
encore là, parce que sa sentence de mort n'avait pas été prononcée.
La sainte Vierge, qui s'était retirée après la flagellation, se jeta de
nouveau dans la foule pour entendre la sentence de mort de son fils et de son
Dieu. Jésus se tenait debout au milieu des archers, au bas des marches du
tribunal. La trompette se fit entendre pour demander du silence, et Pilate
prononça son jugement sur le Sauveur avec le courroux d'un lâche. Je me sentis
tout accablée par tant de bassesse et de duplicité. La vue de ce misérable,
tout enflé de son importance, le triomphe et la soif de sang des Princes des
Prêtres, à détresse et la douleur profonde du Sauveur, les inexprimables
angoisses de Marie et des saintes femmes, atroce avidité avec laquelle les
Juifs guettaient leur proie. La contenance froidement insolente des soldats,
enfin l'aspect de tant d'horribles figures de démons que je voyais mêlés à la
foule, tout cela m'avait anéantie. Hélas ! je sentais que j'aurais dû être où
était Jésus, mon fiancé chéri, car alors le jugement aurait été juste ; mais
j'étais si déchirée par mes souffrances que je ne me rappelle plus exactement
dans quel ordre les choses se passèrent. Je dirai à peu prés ce dont je me
souviens.
Pilate commença par un long préambule où les noms les plus pompeux
étaient prodigués à l'empereur Tibère ; puis il exposa l'accusation Intentée
contre Jésus, que les Princes des Prêtres avaient condamné à mort pour avoir
trouble la paix publique et violé leur loi, en se faisant appeler Fils de Dieu
et roi des Juifs, et dont le peuple avait demandé la mort sur la croix d'une
voix unanime. Lorsqu'il ajouta qu'il avait trouvé ce jugement conforme à la
justice, lui qui n'avait cessé de proclamer l'innocence de Jésus, je perdis
presque connaissance à la vue de cette infâme duplicité puis il dit en
terminant : Je condamne Jésus de Nazareth, roi des Juifs, à être crucifié, et
il ordonna aux archers d'apporter la croix. Je crois me rappeler qu'il brisa un
long bâton et en jeta les morceaux aux pieds de Jésus.
La mère de Jésus tomba sans connaissance à ces mots, comme si la vie
l'eût abandonnée ; maintenant il n'y avait plus de doute, la mort de son fils
bien-aimé était certaine, la mort la plus cruelle et la plus ignominieuse. Jean
et les saintes femmes l'emportèrent, afin que les hommes aveuglés qui
l'entouraient ne missent pas le comble à leurs crimes en insultant à ses
douleurs ; mais elle ne fut pas plus tôt revenue à elle qu'elle voulut
parcourir les lieux témoins des souffrances de Jésus, et il fallut que ses
compagnes la conduisissent de place en place, car le désir de s'associer à
Pilate écrivit le jugement sur son tribunal, et ceux qui se tenaient
derrière lui le copièrent jusqu'à trois fois. On envoya aussi des messagers,
car il y avait quelque chose qui devait être signé par d'autres personnes ; je
ne sais pas si cela se rapportait au jugement ou si c'étaient d'autres ordres.
Toutefois quelques-unes de ces pièces furent envoyées dans des endroits
éloignés. Pilate écrivit touchant Jésus un jugement qui prouvait sa duplicité,
car il était tout différent de celui qu'il avait prononcé de vive vois. Je vis
que, pendant ce temps, son esprit était plein de trouble, et qu'il écrivait en
quelque sorte contre sa volonté ; on eût dit qu'un ange de colère guidait sa
plume ; le sens de cet écrit, dont je ne me souviens qu'en général, était à peu
prés celui-ci : Forcé par les Princes
des Prêtres, le Sanhédrin et le peuple près de se soulever, qui demandaient la
mort de Jésus de Nazareth, comme coupable d'avoir troublé la paix publique,
blasphémé et violé leur loi, je le leur ai livré pour être crucifié, quoique
leurs inculpations ne me parussent pas claires, afin de n'être pas accusé
devant l'empereur d'avoir favorisé l'insurrection et mécontenté les Juifs par
un déni de justice. Je le leur ai livré avec deux autres criminels déjà
condamnés, dont leurs menées avaient fait retarder l'exécution, parce qu'ils voulaient
que Jésus fût exécuté avec eux . Ici le misérable écrivit encore tout autre
chose que ce qu'il voulait. Puis il écrivit l'inscription de la croix en trois
lignes sur une tablette de couleur foncée. Le jugement où Pilate s'excusait fut
transcrit plusieurs fois et envoyé en différents lieux. Mais les Princes des
Prêtres eurent encore des contestations avec lui : ce jugement ne les
satisfaisait pas ; ils se plaignaient notamment de ce qu'il avait écrit qu'ils
avaient fait retarder l'exécution des larrons pour que Jésus fût crucifié avec
eux ; ils s'élevèrent aussi contre l'inscription, et demandèrent qu'on ne mit
pas ‘roi des Juifs’ , mais ‘qui s'est dit roi des Juifs’ . Pilate
s'impatienta, se moqua d'eux et leur répondit avec colère : Ce que j'ai écrit
est écrit. Ils voulaient aussi que la
croix du Christ ne s'élevât pas plus au-dessus de sa tête que celle des deux
larrons ; cependant il fallait la faire plus haute, car, par la faute des
ouvriers, il y avait réellement trop peu de place pour mettre l'inscription de
Pilate ; ils cherchèrent à profiter de cette circonstance afin de faire
supprimer l'inscription qui leur semblait injurieuse pour eux. Mais Pilate ne
voulut pas y consentir, et il fallut allonger la croix en y ajoutant un nouveau
morceau de bois. Ces différentes circonstances concoururent à donner à la croix
cette forme significative que j'ai souvent vue ; ainsi ses deux bras allaient
en s'élevant comme les branches d'un arbre en s'écartant du tronc, et elle
ressemblait à un Y dont le trait inférieur serait prolongé entre les deux
autres ; les bras étaient plus minces que le tronc ; chacun d'eux y avait été
ajusté séparément, et on avait enfoncé un coin de chaque côté au point de
jonction pour en assurer la solidité. Or, comme la pièce du milieu, par suite
de mesures mal prises, ne dépassait pas assez la tête pour que l'écriteau de
Pilate pût y être placé convenablement, on y ajouta un appendice à cet cil et
on assujettit un morceau de bois à la place des pieds pour les maintenir.
Pendant que Pilate prononçait son jugement inique, je vis que Claudia
Procle, sa femme, lui renvoyait son gage et renonçait à lui ; le soir de ce
jour elle quitta secrètement le palais pour se réfugier près des amis de Jésus,
et on la tint cachée dans un souterrain sous la maison de Lazare, à Jérusalem.
Ce même jour, ou quelque temps après, je vis aussi un ami du Sauveur graver sur
une pierre verdâtre, derrière la terrasse de Gabbatha, deux lignes où se
trouvaient les mots de Judex injustus, et le nom de Claudia Procle : je me
souviens qu'un groupe nombreux de personnes qui s'entretenaient se trouvait en
ce moment sur le forum, pendant que cet homme, caché derrière elles, gravait
ces lignes sans qu'on pût le remarquer. Je vis enfin que cette pierre se trouve
encore, sans qu'on le sache, dans les fondements d'une maison ou d'une église à
Jérusalem au lieu où se trouvait Gabbatha. Claudia Procle se fit chrétienne,
suivit saint Paul et devint son amie particulière.
Lorsque la sentence eut été prononcée, pendant que Pilate écrivait et se
querellait avec les Princes des Prêtres, Jésus fut livré aux archers comme une
proie ; jusque-là ces hommes abominables avaient gardé quelque retenue en
présence du tribunal ; maintenant il était à leur discrétion. On apporta ses habits
qui lui avaient été ôtés chez Caïphe ; ils avaient été mis de côté, et je pense
que des hommes compatissants les avaient lavés, car ils étaient propres.
C'était aussi, je crois, la coutume chez les Romains de remettre leurs
vêtements à ceux qu'on conduisait au supplice. Les méchants hommes qui
entouraient Jésus le mirent de nouveau à nu et lui délièrent les mains afin de
pouvoir l'habiller, ils arrachèrent de son corps couvert de plaies le manteau
de laine rouge qu'ils lui avaient mis par dérision, et rouvrirent par là
beaucoup de ses blessures ; il mit lui-même en tremblant son vêtement de
dessous, et ils lui jetèrent son scapulaire sur les épaules. Comme la couronne
d'épines était trop large et empêchait qu'on pût passer la robe brune sans
couture que lui avait faite sa mère, on la lui arracha de la tête, et toutes
ses blessures saignèrent de nouveau avec des douleurs indicibles. Ils lui
mirent encore son vêtement de laine blanche, sa large ceinture, et enfin son
manteau ; puis ils lui attachèrent de nouveau, au milieu du corps, le cercle à
pointes de fer auquel étaient liées les cordes avec lesquelles ils le traînaient
; tout cela se fit avec leur brutalité et leur cruauté ordinaires.
Les deux larrons étaient à droite et à gauche de Jésus ; ils avaient les
mains liées, et, comme Jésus devant le tribunal, une chaîne autour du cou. Ils
n'avaient, pour tout vêtement, qu'un linge autour des reins, un scapulaire
d'étoffe grossière, ouvert sur le côté et sans manches, et sur la tête un
bonnet de paille tressée, assez semblable à un bourrelet d'enfant ; leur peau
était d'un brun sale et couverte de meurtrissures livides, provenant de leur
flagellation de la veille. Celui qui se convertit par la suite était dés lors
calme et pensif ; l'autre était grossier et insolent ; il s'unissait aux
archers pour maudire et insulter Jésus, qui regardait ses deux compagnons avec
amour et offrait pour leur salut toutes ses souffrances. Les archers
rassemblaient tous les instruments du supplice et préparaient tout pour cette
terrible et douloureuse marche dans laquelle le Sauveur, plein d'amour et
accablé de douleur, voulait porter le poids des péchés de l'ingrate humanité et
répandre, pour les expier, son sang précieux coulant, comme d'un calice, de son
corps percé de part en part par les plus vils des hommes. Anne et Caïphe
avaient enfin terminé leurs discussions avec Pilate ; ils tenaient deux longues
bandes de parchemin où étaient des copies du jugement, et se dirigeaient en
hâte vers le Temple, craignant d'y arriver trop tard. C'est ici que les Princes
des Prêtres se séparèrent du véritable Agneau pascal. Ils allaient au Temple de
pierre pour immoler et manger le symbole, et laissaient d'ignobles bourreaux
conduire à l'autel de la croix l'agneau de Dieu dont l'autre n'était que la
figure. C'est ici que se séparaient les deux routes, dont l'une conduisait au
symbole du sacrifice, l'autre à son accomplissement : ils abandonnèrent des
bourreaux impurs et inhumains l'Agneau pascal pur et rédempteur, le véritable
Agneau de Dieu qu'ils avaient défiguré extérieurement par toutes leurs
abominations et qu'ils s'étaient efforcés de souiller, et ils se rendaient en
toute hâte au Temple de pierre pour immoler des agneaux, purifiés, lavés et
bénis. Ils avaient bien pris toutes leurs précautions pour ne pas contracter
d'impuretés extérieures et leur âme était toute souillée par la colère, la
haine et l'envie. Que son sang soit sur
nous et sur nos enfants ! Avaient-ils dit, et par ces paroles ils avaient
accompli la cérémonie, mis la main du sacrificateur sur la tête de la victime.
Ici se séparaient les deux routes qui menaient à l'autel de la loi et à l'autel
de la grâce : Pilate, le païen orgueilleux et irrésolu, tremblant devant Dieu
et adorant les idoles, le courtisan du monde, l'esclave de la mort, triomphant
dans le temps jusqu'à ce qu'arrive le terme de la mort éternelle, Pilate prit
entre les deux et s'en revint dans son palais, entouré de ses officiers et de
ses gardes, c : précédé d'un trompette. Le jugement inique fut rendu vers dis
heures du matin, suivant notre manière de compter.