XXIV. INTERRUPTION DES TABLEAUX DE
La soeur Emmerich vit jour par jour cette suite de tableaux, depuis le
18 février jusqu'au 8 mars, veille du quatrième dimanche de carême, et pendant
ce temps elle souffrit d'inexprimables douleurs du corps et de l'âme. Plongée
dans ces contemplations, fermée à toutes les sensations extérieures, elle
pleurait et gémissait comme un enfant livré aux bourreaux ; elle tremblait,
tressaillait et se tordait sur sa couche en gémissant ; son visage ressemblait
à celui d'un homme mourant dans les supplices, et une soeur de sang ruisselait
souvent sur sa poitrine et sur ses épaules. En général, sa soeur était si
abondante, que tout ce qui était prés d'elle en était trempé et que son lit en
était pénétré. Elle souffrait aussi de la soit au point qu'on eût dit d'un
homme altéré, perdu dans un désert sans eau. Sa bouche était desséchée le matin
et sa langue retirée et contractée, en sorte qu'elle ne pouvait demander qu'on
la soulageât qu'avec des sons inarticulés et des signes d'une fièvre
continuelle accompagnait toutes ses souffrances ou en était la suite, et en
outre ses douleurs habituelles et celles dont elle se chargeait au profit
d'autrui continuaient sans relâche. Ce n'était qu'après avoir repris quelque
force à grand peine qu'elle pouvait raconter les tableaux de
Le samedi 8 mars 1823, elle avait raconté avec une souffrance infinie la
flagellation de Jésus-Christ, qui avait été la vision de la nuit précédente, et
qui sembla lui être encore présente pendant une partie de la journée : mais
vers la fin du jour il y eut une interruption dans la série, jusque-là
régulière, de ses visions de
La
vie spirituelle et corporelle de
Il se faisait une révolution dans tout
son être, non pas précisément quand la cloche du soir tintait l'Angélus, lequel
peut être sonné trop tôt ou trop tard, à cause de l'ignorance ou de la paresse
de ceux qui en sont chargés, mais quand ce moment d'une nouvelle reproduction
de l'ordre éternel dans le temps arrivait réellement, à une heure dont les
autres humains ne pouvaient être avertis par leurs sens.
Si l'Eglise célébrait une fête douloureuse, on la voyait accablée,
languissante et comme flétrie : mais au moment où commençait une fête de
réjouissance, son corps et son âme se relevaient soudainement comme ranimés par
la rosée d'une grâce nouvelle, et elle restait jusqu'au soir suivant calme,
sérieuse, joyeuse, comme si un voile eût été jeté sur ses douleurs, rendant par
là témoignage à la vérité intime et éternelle de cette fête. Or, tout cela se
passait en elle sans la participation de sa volonté, au moins n'en avait-elle
pas plus la conscience réfléchie que l'abeille, lorsque avec le suc des fleurs,
elle construit artistement des rayons de miel : mais comme elle avait eu dès sa
plus tendre enfance le désir sincère d'être toujours obéissante envers Jésus et
l'Eglise, elle avait trouvé grâce devant Dieu, qui pour récompenser sa bonne
volonté, avait transformé sa nature de manière à ce qu'elle se tournât
spontanément et irrésistiblement vers l'Eg1ise comme une plante vers la
lumière, même quand on l'entoure d'une nuit artificielle.
Le samedi 8 mars 1823, après le coucher du soleil, comme elle venait de
raconter, non sans beaucoup de peine, les scènes de la flagellation de
Notre-Seigneur, elle se fut tout à coup, et celui qui écrit ces pages croyait
que son âme était déjà passée à la contemplation du couronnement d'épines. Mais
après quelques minutes de repos, son visage, altéré et défait comme celui d'une
agonisante, brilla d'une douce et aimable sérénité, et elle prononça quelques
paroles de ce ton affectueux avec lequel une personne innocente parle à des
enfants : Ah ! L’aimable petit garçon !
disait-elle. Qui est-il donc ? Attendez, je vais le lui demander. Il s'appelle
le petit Joseph. Il vient à moi en courant à travers la foule. Le pauvre enfant ! il est si aimable, il sourit ; il ne sait
rien de ce qui se passe. Il me fait pitié ; il est presque nu ; j'ai peur qu'il
n'ait froid. L'air est si frais ce matin. Attends, je vais te couvrir un peu .
Après ces paroles, prononcées avec tant de vérité qu'on eût pu regarder autour
de soi si l'enfant n'y était pas, elle prit des linges qui étaient prés d'elle,
et fit tous les gestes d'une personne compatissante qui veut préserver du froid
un petit enfant. Son ami l'observa attentivement et soupçonna que ces gestes
indiquaient une prière et un acte intérieur comme il l'avait souvent remarqué
déjà.
Cependant il ne put avoir alors l'explication de ce qui avait motivé ses
paroles ; car il y eut un changement subit dans son état. Une personne qui la
soignait fit entendre le mot d'obéissance : ce mot était le nom d'un des voeux
par lesquels elle s'était consacrée au Seigneur, et à l'instant elle recueillit
ses esprits comme un enfant docile que sa mère appelle à elle, en le réveillant
d'un profond sommeil. Elle saisit vivement son rosaire et le petit crucifix
qu'elle avait toujours sur elle, ajusta ses vêtements, se frotta les yeux, et
se mit sur son séant ; puis on la porta de son lit sur une chaise, incapable
qu'elle était de se tenir debout ou de marcher : c'était le temps où l'on
faisait son lit. Son ami la quitta pour mettre par écrit ce qu'il avait
recueilli dans la journée.
Le
dimanche 9 mars, il demanda à la personne qui la soignait : Que voulait dire la
malade hier soir, lorsqu'elle parlait d'un enfant appelé Joseph ? Et cette personne répondit : Elle a été
encore longtemps occupée du petit Joseph, c'est le fils d'une de mes cousines
qu'elle aime beaucoup. J'ai peur que cela ne présage d'une maladie a cet enfant
; car elle a dit plusieurs fois qu'il était presque nu, qu'elle craignait qu'il
n'eût froid . Son ami se ressouvint alors d'avoir vu, en effet, ce petit Joseph
jouer plusieurs fois sur le lit de la malade, et il crut seulement qu'elle
avait rêvé la veille à cet enfant. Lorsque plus tard il la visita, pour se
faire raconter par elle la suite des scènes de
Nous
avons souvent reconnu que celui qui lui parlait lui envoyait souvent ses
messagers sous une forme enfantine, et que cela arrivait toujours dans des cas
où l'art humain aussi aurait pu se servir d'une figure d'enfant pour
interpréter sa pensée. Si, par exemple, une de ses visions de l'histoire sainte
lui représentait une prophétie accomplie, elle voyait courir près du tableau
qui se déroulait sous ses yeux un enfant qui, dans sa pose, dans son vêtement,
dans la manière dont il portait à la main ou faisait flotter en l'air au bout
d'un bâton un écrit prophétique reproduisait les traits caractéristiques de tel
ou tel prophète. Avait-elle de grandes douleurs à souffrir, il venait vers elle
un petit enfant doux et silencieux, habillé de vert ; il s'asseyait, d'un air
résigné, dans une position très incommode, sur le bord étroit et dur de son
lit, se laissait porter d'un bras à l'autre, ou poser à terre sans rien dire.
Il la regardait constamment d'un air affectueux, et lui donnait des
consolations : c'était la patience. Si, dans un moment de fatigue ou de
souffrance extraordinaire prise pour soulager autrui, elle entrait en rapport
avec un saint, soit par la célébration de sa fête, soit par l'intermédiaire
d'une relique, elle ne voyait que des scènes de l'enfance de ce saint, tandis
que, dans d'autres cas, elle voyait son martyre, avec les plus terribles
circonstances. Dans ses plus grandes souffrances, lorsqu'elle était totalement
épuisée, la consolation, souvent même l'instruction et l'avertissement lui
venaient par des figures d'enfants. Il arrivait souvent aussi que, dans
certaines peines, dans certaines angoisses auxquelles elle ne savait pas
résister, elle s'endormait, et se trouvait reportée à quelque danger couru
pendant son enfance. Elle croyait, comme le montraient ses paroles et ses
gestes pendant son sommeil, être redevenue une pauvre petite paysanne de cinq
ans, qui, en voulant traverser une haie, restait prise dans les épines et
pleurait. C'étaient toujours des scènes réelles de son enfance qui se reproduisaient
alors, et l'application en était souvent faite par des paroles comme celles-ci :
Pourquoi cries-tu ? Je ne te tirerai pas de la haie tant que tu n'attendras pas
mon secours patiemment, en me priant avec amour. Elle avait obéi à cet ordre
étant enfant, lorsqu'elle se trouvait dans la haie, et elle le suivait dans sa
vieillesse, lors de ses plus terribles épreuves, puis, quand elle était
réveillée, elle parlait en riant de la haie où elle avait été emprisonnée, de
ce moyen de la patience et de la prière qui lui avait été donné comme une clef
pour en sortir, qu'eue avait reçu dans son enfance et qu'elle avait souvent
négligé, mais auquel elle recourait de nouveau avec une confiance qui n'était
jamais trompée. Ce rapport symbolique de certaines circonstances de son enfance
avec les événements de sa vie postérieure, montrait qu'il y a dans la vie de
l'individu, comme dans cette de l'humanité, des types prophétiques. Mais à
l'individu, comme au genre humain, un type divin a été donné dans la personne
du Rédempteur, afin que l'un et l'autre, s'élançant sur ses traces, et
dépassant avec son aide les bornes de la nature, arrivent à la pleine liberté
de l'esprit, à l'âge de la plénitude du Christ ; en sorte qua la volonté de
Dieu se fasse sur la terre comme dans le ciel et que son règne nous arrive.
Elle raconta les fragments suivants des
visions qui, la veille, avaient interrompu les scènes de la Passion, au moment
des premières vêpres de la fête de saint Joseph.