XXII. FLAGELLATION DE JÉSUS
Pilate, ce juge lâche et irrésolu, avait fait entendre plusieurs fois
ces paroles pleines de déraison : Je ne
trouve point de crime en lui : c'est pourquoi je vais le faire flageller et
ensuite le mettre en liberté . Les Juifs, de leur côté, continuaient de crier :
Crucifiez-le ! Crucifiez-le ! Toutefois Pilate voulut encore essayer de faire
prévaloir sa volonté, et il ordonna de flageller Jésus à la manière des
Romains. Alors les archers, frappant et poussant Jésus avec leurs bâtons, le
conduisirent sur le forum à travers les flots tumultueux d'une populace
furieuse. Au nord du palais de Pilate, à peu de distance du corps de garde, se
trouvait, en avant d'une des halles qui entouraient le marché, une colonne où
se faisaient les flagellations. Les exécuteurs vinrent avec des fouets, des
verges et des cordes, qu'ils jetèrent au pied de la colonne. C'étaient six
hommes bruns, plus petits que Jésus, aux cheveux crépus et hérissés, à la barbe
courte et peu fournie. Ils portaient pour tout vêtement une ceinture autour du
corps, de méchantes sandales et une pièce de cuir, ou de je ne sais quelle
mauvaise étoffe ouverte sur les côtés comme un scapulaire et couvrant la
poitrine et le dos ; ils avaient les bras nus.
C'étaient des malfaiteurs des frontières de l'Egypte, condamnés pour
leurs crimes à travailler aux canaux et aux édifices publics, et dont les plus
méchants et les plus il nobles remplissaient les fonctions d'exécuteurs dans le
prétoire. Ces hommes cruels avaient déjà attaché à cette même colonne et
fouetté jusqu'à la mort de pauvres condamnés. Ils ressemblaient à des bêtes
sauvages ou à des démons, et paraissaient à moitié ivres. Ils frappèrent le
Sauveur à coups de poing, le traînèrent avec leurs cordes, quoiqu'il se laissât
conduire sans résistance, et l'attachèrent brutalement à la colonne. Cette
colonne était tout à fait isolée et ne servait de support à aucun édifice. Elle
n'était pas très élevée, car un homme de haute taille aurait pu' en étendant le
bras, en atteindre la partie supérieure qui était arrondie et pourvue d'un
anneau de fer. Par derrière. A la moitié de sa hauteur se trouvaient encore des
anneaux ou des crochets. On ne saurait exprimer avec quelle barbarie ces chiens
furieux traitèrent Jésus en le conduisant là ; ils lui arrachèrent le manteau
dérisoire d'Hérode, et le jetèrent presque par terre. Jésus tremblait et
frissonnait devant la colonne. Quoique se soutenant à peine, il se hâta d'ôter
lui-même ses habits avec ses mains enflées et sanglantes. Pendant qu'ils le
frappaient et le poussaient, il pria de la manière la plus touchante, et tourna
la tête un instant vers sa mère, qui se tenait, navrée de douleur, dans le coin
d'une des salles du marché, et, comme il lui fallut ôter jusqu'au linge qui
ceignait ses reins, il dit en se tournant vers la colonne pour cacher sa nudité
: Détournez vos yeux de moi. Je ne sais s'il prononça ces paroles ou s'il les
dit intérieurement, mais je vis que Marie l'entendit : car, au même instant,
elle tomba sans connaissance dans les bras des saintes femmes qui
l'entouraient. Jésus embrassa la colonne ; les archers lièrent ses mains
élevées en l'air derrière l'anneau de fer qui y était figé, et tendirent
tellement ses bras en haut, que ses pieds, attachés fortement au bas de la
colonne, touchaient à peine la terre. Le Saint des Saints, dans sa nudité
humaine fut ainsi étendu avec violence sur la colonne des malfaiteurs, et deux
de ces furieux, altérés de son sang, commencèrent à flageller son corps sacré
de la tête aux pieds. Les premières verges dont ils se servirent semblaient de
bois blanc très dur ; peut-être aussi étaient ce des nerfs de boeuf ou de
fortes lanières de cuir blanc.
Notre Sauveur, le Fils de Dieu, vrai Dieu et vrai homme, frémissait et
se tordait comme un ver sous les coups de ces misérables ; ses gémissements
doux et clairs se faisaient entendre comme une prière affectueuse sous la bruit
des verges de ses bourreaux. De temps en temps, le cri du peuple et des
Pharisiens venait comme une sombra nuée d'orage étouffer et emporter ces
plaintes douloureuses et pleines de bénédictions ; on criait : Faites-le mourir
! Crucifiez-le ! Car Pilate était encore en pourparlers avec le peuple ; et
quand il voulait faire entendre quelques paroles au milieu du tumulte
populaire, une trompette sonnait pour demander un instant de silence. Alors on
entendait de nouveau le bruit des rouets et les sanglots de Jésus, les
imprécations des archers et le bêlement des agneaux de Pâques, qu'on lavait à
peu de distance, dans la piscine des Brebis. Quand ils étaient lavés, on les
portait, la bouche enveloppée, jusqu'au chemin qui menait au Temple, afin
qu'ils ne se salissent pas de nouveau, puis on les conduisait à l'extérieur
vers la partie occidental où ils étaient encore soumis à une ablution rituelle.
Ce bêlement avait quelque chose de singulièrement touchant. C'étaient les
seules voix à s'unir aux gémissements du Sauveur.
Le peuple juif se tenait à quelque distance du lieu de la flagellation.
Les soldats romains étaient postés en différents endroits et surtout du côté du
corps de garde. Beaucoup de gens de la populace allaient et venaient,
silencieux ou l'insulte à la bouche ; quelques-uns se sentirent touchés, et il
semblait qu'un rayon partant de Jésus les frappait. Je vis d'infâmes jeunes
gens presque nus, qui préparaient des verges fraîches près du corps de garde,
d'autres allaient chercher des branches d'épine. Quelques archers des Princes
des Prêtres s'étaient mis en rapport avec les bourreaux, et leur donnaient de l'argent.
On leur apporta aussi une cruche pleine d'un épais breuvage rouge, dont ils
burent jusqu'à s'enivrer. Au bout d'un quart d'heure, les deux bourreaux qui
flagellaient Jésus furent remplacés par deux autres. Le corps du Sauveur était
couvert de taches noires, bleues et rouges, et son sang coulait par terre ; il
tremblait et son corps était agité de mouvements convulsifs. Les injures et les
moqueries se faisaient entendre de tous côtés.
Il avait fait froid cette nuit ; depuis
le matin jusqu'à présent, le ciel était resté couvert : par intervalles, il
tombait un peu de grêle, au grand étonnement du peuple. Vers midi, le ciel
s'éclaircit et le soleil brilla.
Le second couple de bourreaux tomba avec une nouvelle rage sur Jésus ;
ils avaient une autre espèce de baguettes ; s'étaient comme des bâtons d'épines
avec des noeuds et des pointes. Leurs coups déchirèrent tout le corps de Jésus
; son sang jaillit à quelque distance, et leurs bras en étaient arrosés. Jésus
gémissait, priait et tremblait. Plusieurs étrangers passèrent dans le forum sur
des chameaux, et regardèrent avec effroi et avec tristesse, lorsque le peuple
leur expliqua ce qui se passait. C'étaient des voyageurs, dont quelques-uns
avaient reçu le baptême de Jean ou entendu les sermons de Jésus sur la
montagne. Le tumulte et les cris ne cessaient pas près de la maison de Pilate.
De nouveaux bourreaux frappèrent Jésus avec des fouets : c'étaient des
lanières, au bout desquelles étaient des crochets de fer qui enlevaient des
morceaux de chair à chaque coup. Hélas ! qui pourrait rendre ce terrible et
douloureux spectacle ? Leur rage n'était pourtant pas encore satisfaite : ils
délièrent Jésus et l'attachèrent de nouveau, le des tourné à la colonne. Comme
il ne pouvait plus se soutenir, ils lui passèrent des cordes sur la poitrine,
sous les bras et au-dessous des genoux, et attachèrent aussi ses mains derrière
la colonne. Tout son corps se contractait douloureusement : il était couvert de
sang et de plaies. Alors ils fondirent de nouveau sur lui comme des chiens
furieux. L'un d'eux tenait une verge plus déliée, dont il frappait son visage.
Le corps du Sauveur n'était plus qu'une plaie ; il regardait ses bourreaux avec
ses yeux pleins de sang, et semblait demander merci ; mais leur rage redoublait,
et les gémissements de Jésus devenaient de plus en plus faibles.
L'horrible flagellation avait duré près
de trois quarts d'heure, lorsqu'un étranger de la classe inférieure, parent de
l'aveugle Ctésiphon guéri par Jésus, se précipita vers le derrière de la
colonne avec un couteau en forme de faucille ; il cria d'une voir indignée :
Arrêtez ! ne frappez pas cet innocent jusqu'à le faire mourir ! Les bourreaux, qui étaient ivres,
s'arrêtèrent, étonnés ; il coupa rapidement les cordes assujetties derrière la
colonne qui retenaient Jésus, puis il s'enfuit et se perdit dans la foule.
Jésus tomba presque sans connaissance au pied de la colonne sur la terre toute
baignée de son sang. Les exécuteurs le laissèrent là, s'en allèrent boire, et
appelèrent des valets de bourreau, qui étaient occupés dans le corps de garde à
tresser la couronne d'épines.
Comme Jésus, couvert de plaies
saignantes, s'agitait convulsivement au pied de la colonne, je vis quelques
filles perdues, à l'air effronté, s'approcher de lui en se tenant par les
mains. Elles s'arrêtèrent un moment et le regardèrent avec dégoût. Dans ce
moment, la douleur de ses blessures redoubla et il leva vers elles sa face
meurtrie. Elles s'éloignèrent, et les soldats et les archers leur adressèrent
en riant des paroles indécentes.
Je vis à plusieurs reprises, pendant la flagellation, des anges en
pleurs entourer Jésus, et j'entendis sa prière pour nos péchés, qui montait
constamment vers son Père au milieu de la grêle de coups qui tombait sur lui.
Pendant qu'il était étendu dans son sang au pied de la colonne, je vis un ange
lui présenter quelque chose de lumineux qui lui rendit des forces. Les archers
revinrent et le frappèrent avec leurs pieds et Leurs bâtons, lui disant de se
relever parce qu'ils n'en avaient pas fini avec ce roi. Jésus voulut prendre sa
ceinture qui était à quelque distance : alors ces misérables le poussèrent avec
le pied de côté et d'autre, en sorte que le pauvre Jésus fut obligé de se traîner
péniblement sur le sol, dans sa nudité sanglante, comme un ver à moitié écrasé,
pour pouvoir atteindre sa ceinture et en couvrir ses reins déchires. Quand ils
l'eurent remis sur ses jambes tremblantes, ils ne lui laissèrent pas le temps
de remettre sa robe, qu'ils jetèrent seulement sur ses épaules nues, et avec
laquelle il essuya le sang qui coulait sur son visage, pendant qu'ils le
conduisaient en hâte au corps de garde, en lui faisait faire un détour. Ils
auraient pu s'y rendre plus directement parce que les halles et le bâtiment qui
était en face du forum étaient ouverts, en sorte qu'on pouvait voir le passage
sous lequel les deux larrons et Barabbas étaient emprisonnés ; mais ils le
conduisirent devant le lieu où siégeaient les Princes des Prêtres qui
s'écrièrent : Qu’on le fasse mourir ! Qu'on le fasse mourir ! Et se
détournèrent avec dégoût. Puis ils le menèrent dans la cour intérieure du corps
de garde. Lorsque Jésus entra, il n'y avait pas de soldats, mais des esclaves,
des archers, des goujats, enfin le rebut de la population.
Comme le peuple était dans une grande
agitation, Pilate avait fait venir un renfort de garnison romaine de la
citadelle Antonia. Ces troupes, rangées en bon ordre entouraient le corps de
garde. Elles pouvaient parler, rire et se moquer de Jésus ; mais il leur était
interdit de quitter leurs rangs. Pilate voulait par là tenir le peuple en
respect. Il y avait bien un millier d'hommes.