LXI. FRAGMENT SUR LA DESCENTE AUX
ENFERS
Lorsque Jésus, poussant un grand cri, rendit sa très sainte âme, je la
vis, semblable à une forme lumineuse entrer en terre au pied de la croix ;
plusieurs anges, parmi lesquels était Gabriel, l'accompagnaient. Je vis sa
divinité rester unie avec son âme aussi bien qu'avec son corps suspendu sur la
croix ; je ne puis exprimer comment cela se faisait. Je vis le lieu où l'âme de
Jésus entra divisé en trois parties : c'étaient comme trois mondes ; j'eus le
sentiment qu'ils étaient de forme ronde et que chacun d'eux avait sa sphère
séparée.
Devant les limbes était un lieu plus clair et, pour ainsi dire, plus
verdoyant et plus serein : c'est là que je vois entrer les âmes délivrées du
purgatoire avant qu'elles soient conduites au ciel. Les limbes où se trouvaient
ceux qui attendaient leur délivrance étaient entourés d'une sphère grisâtre et
nébuleuse, et divisés en plusieurs cercles. Le Sauveur, resplendissant de
lumière et conduit comme en triomphe par les anges, passa entre deux de ces
cercles, dont celui de gauche renfermait les patriarches antérieurs à Abraham ;
celui de droite, les âmes de ceux qui avaient vécu depuis Abraham jusqu'à saint
Jean-Baptiste. Quand Jésus passa ainsi, ils ne le reconnurent pas encore, mais
tout se remplit de joie et de désir, et il y eut comme une dilatation dans ces
lieux étroits, séjour de l'attente et d'un désir plein d'angoisse. Jésus passa
entre ces deux cercles jusque dans un lieu enveloppé de brouillards, où se
trouvaient Adam et Eve ; il leur parla, et ils l'adorèrent avec un ravissement
inexprimable. Le cortège du Seigneur, auquel s'était joint le premier couple
humain, entra maintenant à gauche dans le cercle des patriarches antérieurs à
Abraham : c'était une espèce de purgatoire. Parmi eux se trouvaient ça et là de
mauvais esprits qui tourmentaient et inquiétaient de bien des manières les âmes
de quelques-uns. Les anges frappèrent et ordonnèrent d'ouvrir, car il y avait
là une entrée, une espèce de porte qui était fermée ; il me sembla que les
anges disaient : Ouvrez les portes et Jésus entra en triomphe. Les mauvais
esprits s'éloignèrent en criant : Qu’y a-t-il entre toi et nous ? Que viens-tu
faire ici ? Veux-tu aussi nous crucifier? Les anges les enchaînèrent et les chassèrent
devant eux. Les âmes qui étaient en ce lieu n'avait qu'un faible pressentiment
et une connaissance obscure de Jésus, il s'annonça à elles, et elles chantèrent
ses louanges. L'âme du Seigneur se dirigea ensuite à droite, vers les limbes
proprement dits ; il y rencontra l'âme du bon larron, conduite par les anges
dans le sein d'Abraham, et celle du mauvais larron, que les démons menaient en
enfer. L'âme de Jésus leur adressa la parole ; puis, accompagnée des anges, des
âmes délivrées et des mauvais esprits captifs, elle entra dans le sein
d'Abraham.
Ce lieu me parut un peu plus élevé ; c'est comme quand on monte de
l'église souterraine dans l'église supérieure. Les démons enchaînés résistaient
et ne voulaient pas entrer là, mais les anges les y forcèrent. Là se trouvaient
tous les saints Israélites : à gauche, les patriarches, Moïse, les juges et les
rois ; à droite, les prophètes, les ancêtres du Christ et ses parents, tels que
Joachim, Anne, Joseph, Zacharie, Elisabeth et Jean. Il n'y avait point de mauvais
esprits en ce lieu : la seule peine qu'on y éprouvât était l'ardent désir de
l'accomplissement de la promesse, lequel se trouvait maintenant satisfait. Une
joie et un bonheur inexprimables entrèrent dans toutes ces âmes, qui saluèrent
et adorèrent le Rédempteur ; quant aux mauvais esprits enchaînés, ils furent
forcés de confesser devant elles la honte de leur défaite. Plusieurs d'entre
elles furent envoyées sur la terre pour reprendre momentanément leurs corps et
rendre témoignage au Sauveur. Ce fut dans ce moment que tant de morts sortirent
de leurs tombeaux à Jérusalem. Ils apparurent comme des cadavres errants, et
déposèrent de nouveau leurs corps dans la terre, de même qu'un messager de la
justice dépose son manteau officiel lorsqu'il a rempli l'ordre de ses
supérieurs.
Je vis ensuite le cortège triomphal du Sauveur entrer dans une sphère
plus profonde, où se trouvaient, dans une espèce de lieu de purification, les
pieux païens qui avaient pressenti la vérité et l'avaient désirée. Il y avait
de mauvais esprits parmi eux, car ils avaient des idoles. Je vis les démons
forcés de confesser leur fraude, et ces âmes adorèrent le Seigneur avec une
joie touchante. Les démons jurent encore ici enchaînés et emmenés captifs. Je
vis ainsi Jésus traverser rapidement en triomphateur et en libérateur beaucoup
de lieux où des âmes étaient renfermées et accomplir une infinité de choses ;
mais mon triste état ne me permet pas de tout raconter.
Je le vis enfin s'approcher avec un air sévère du centre de l'abîme. L'enfer
m'apparut sous la forme d'un édifice immense, effrayant, formé de noirs rochers
brillant d'un éclat métallique, à l'entrée duquel étaient d'énormes portes
noires fermées avec des serrures et des verrous et dont l'aspect faisait
frémir. Un hurlement de désespoir se fit entendre, les portes furent enfoncées
et un horrible monde de ténèbres apparut.
La céleste Jérusalem m'apparaît ordinairement comme une ville où les
demeures des bienheureux se montrent sous la figure de palais et de jardins
pleins de fleurs et de fruits merveilleux, selon leurs conditions de béatitude
: de même, ici, je crus voir un monde tout entier, avec ses édifices, ses
demeures et ses champs. Mais, dans le séjour des bienheureux, tout est disposé
selon des rapports de pais infinie, d'harmonie et de joie éternelle : tout a la
béatitude pour source et pour base, tandis qu'en enfer tout se trouve dans des
rapports de colère éternelle, de discordes et de désespoir. Dans le ciel, ce
sont des édifices diaphanes d'une beauté inexprimable, faits pour la joie et
l'adoration, des jardins pleins de fruits merveilleux qui communiquent la vie.
En enfer, ce sont des cachots et des cavernes, des déserts et des marais pleins
de tout ce qui peut exciter l'horreur et le dégoût. Je vis des temples, des
autels, des châteaux, des trônes, des jardins, des lacs, des fleuves, formes de
la malédiction, de la haine, de l'abomination, du désespoir, de la contusion,
de la peine et du supplice : de même que dans le ciel, tout est bénédiction,
amour, concorde joie et béatitude. Ici, l'éternelle et terrible discorde des
réprouvés ; là, l'union bienheureuse des saints. Toutes les racines de la
corruption et de l'erreur produisent ici la douleur et le supplice dans un
nombre infini de manifestations et d'opérations : chaque damné a cette pensée
toujours présente que les tourments auxquels il est livré sont le fruit naturel
et nécessaire de son crime : car tout ce qu'on voit et qu'on éprouve d'horrible
dans ce lieu n'est que l'essence, la forme intérieure du péché démasqué, de ce
serpent qui dévore ceux qui l'ont nourri dans leur sein. Je vis là une
effrayante colonnade où tout se rapportait à la terreur et à l'angoisse comme
dans le royaume de Dieu à la paix et au repos, etc. Tout cela peut se
comprendre quand on le voit, mais c'est presque impossible à expliquer par des
paroles.
Lorsque les portes eurent été enfoncées par les anges ce fut comme un
chaos d'imprécations, d'injures, de hurlements et de plaintes. Je vis Jésus
adresser la parole à l'âme de Judas. Quelques anges terrassèrent des armées
entières de démons. Tous durent reconnaître et adorer Jésus, et ce fut le plus
affreux de leurs supplices. Beaucoup furent enchaînés dans un cercle qui
entourait d'autres, lesquels se trouvèrent aussi emprisonnés. Au milieu de
l'enfer était un abîme de ténèbres : Lucifer y fut jeté chargé de chaînes, et
de noires, vapeurs bouillonnèrent autour de lui. Tout cela se fit d'après
certains décrets divins. J'appris que Lucifer doit être déchaîné cinquante ou
soixante ans avant l'an 2000 du Christ, si je ne me trompe, beaucoup d'autres
chiffres, dont je ne me souviens plus, furent indiqués. Quelques démons doivent
être relâchés auparavant pour punir et tenter le monde. Quelques-uns, à ce que
je crois, ont dû être déchaînés de nos jours, d'autres le seront bientôt après.
Il m'est impossible de dire tout ce qui m'a été montré : il y a trop de choses
pour que je puisse les mettre en ordre. D'ailleurs, je suis bien malade, et,
quand je parle de ces objets, ils se représentent devant mes yeux, et leur vue
pourrait me faire mourir.
Je vis encore des troupes innombrables d'âmes rachetées s'élever du
purgatoire et des limbes à la suite de l'âme de Jésus, jusqu'en un lieu de
délices, au-dessous de la céleste Jérusalem. C'est là que j'ai vu, il y a peu
de temps, un de mes amis décédé. L'âme du bon larron y vint et vit le Seigneur
dans le paradis, selon sa promesse. Je vis qu'en ce lieu étaient préparées pour
les âmes des tables célestes comme celles que je vois souvent dans des visions
de consolation (1), et qu'elles y prenaient une nourriture qui les remplissait
de force et de joie.
Je ne puis préciser dans tout cela aucun temps ni aucuns succession. Je
ne saurais non plus raconter tout ce que j'ai vu et entendu ; il y a bien des
choses que je ne comprends plus, il y en a d'autres qui seraient mal comprises
si je les racontais. J'ai vu le Seigneur en différents endroits, notamment dans
la mer : il semblait sanctifier et délivrer toute la création, partout les
mauvais esprits fuyaient devant lui et se précipitaient dans l'abîme. Je vis
aussi son âme en différents endroits dans l'intérieur de la terre. Je la vis
paraître dans le tombeau d'Adam, sous le Golgotha : les âmes d'Adam et d'Eve
vinrent l'y trouver, et il leur parla. Je le vis avec elles visitant sous la
terre les tombeaux de plusieurs prophètes dont les âmes vinrent se joindre à
lui, prés de leurs ossements. Puis, avec cette troupe élue dont David faisait
partie, je le vis paraître en plusieurs lieux marqués par quelque circonstance
de sa vie, leur expliquant avec un amour ineffable ce qui leur était arrivé de
figuratif dans ces mêmes lieux et comment il avait accompli toutes les figures.
Je la vis notamment expliquer aux âmes beaucoup d'événements figuratifs qui
avaient eu lieu, sous l'ancienne loi, à l'endroit où il devait être baptisé, et
je méditais avec une émotion profonde sur l'infinie miséricorde de Jésus qui
les rendait, participants des fruits de son saint baptême. Il était
singulièrement touchant de voir l'âme du Seigneur, accompagnée de ces âmes
bienheureuses, passer comme un rayon de lumière à travers la terre, les
rochers, les eaux et les airs, ou planer doucement sur la terre.
(1)
C'est là le peu que je puis me rappeler
de mes visions sur la descente de Jésus aux enfers et sur la rédemption des
âmes des patriarches accomplie après sa mort. Mais outre cet événement accompli
dans le temps, je vis une image éternelle de la miséricorde qu'il exerce en ce
jour envers les pauvres âmes. Je vis que, chaque anniversaire de ce jour, il
jette, par l'intermédiaire de l'Eglise, un regard libérateur dans le purgatoire
: aujourd'hui même, au moment où j'ai eu cette vision, il a tiré du lieu de
purification les âmes de quelques personnes qui avaient péché lors de son
crucifiement. J'ai vu la délivrance de beaucoup d'âmes connues et inconnues,
mais je ne les nomme pas.
Aujourd'hui, la soeur étant dans son état extatique, dit encore à peu
près ce qui suit : La première descente de Jésus aux limbes est
l'accomplissement de figures antérieures et elle est à son tour une figure dont
l'accomplissement est la rédemption actuelle. La descente aux enfers dont j'ai
eu la vision, est un tableau appartenant à un temps qui n'est plus, mais la
rédemption d'aujourd'hui est une vérité permanente : car la descente de Jésus
aux enfers est la plantation d'un arbre de grâce, destiné à communiquer ses
mérites aux âmes en souffrance. La rédemption continuelle et actuelle de ces
âmes est le fruit que porte cet arbre dans le jardin spirituel de l'Eglise. Mais
l'Eglise militante doit prendre soin de l'arbre et recueillir les fruits, afin
de les communiquer à l'Eglise souffrante qui ne peut rien faire pour elle-même.
Il en est ainsi de tous les mérites du Christ : il faut travailler avec lui
pour y avoir part. Nous devons manger notre pain à la soeur de notre front.
Tout ce que Jésus a fait pour nous dans le temps porte des fruits éternels ;
mais nous devons les cultiver et les recueillir dans le temps, sans quoi nous
ne pourrions en jouir dans l'éternité. L'Eglise est un père de famille accompli
: son année est le jardin complet de tous les fruits éternels dans le temps. Il
y a dans un an assez de tout pour tous. Malheur aux jardiniers paresseux et
infidèles, s'ils laissent se perdre une grâce qui aurait pu guérir un malade,
fortifier un faible, rassasier un affamé ! Ils rendront compte du plus petit
brin d'herbe au jour du jugement.