LX. LES AMIS DE JESUS LE SAMEDI SAINT
Je vis hier au soir environ vingt hommes rassemblés an Cénacle ; ils
avaient de longs habits blancs avec des ceintures, et célébraient le sabbat,
ainsi que je l'ai dit plus haut. Ils se séparèrent pour se livrer au sommeil,
et plusieurs regagnèrent leurs demeures accoutumées. Aujourd'hui encore, je les
vis rassemblés au Cénacle ; ils gardaient le silence la plupart du temps et se
succédaient pour faire la prière ou la lecture ; de nouveaux venus étaient
introduits de temps en temps.
Dans
la partie de la maison où se tenait la sainte Vierge il y avait une grande
salle où l'on avait pratiqué, au moyen de tapis et de cloisons mobiles,
quelques cellules séparées pour ceux qui voulaient y passer la nuit. Lorsque
les saintes femmes, revenues du tombeau, eurent remis en place les objets dont
elles s'étaient servies, une d'elles alluma une lampe suspendue au milieu de
cette salle, et sous laquelle elles vinrent se placer autour de la sainte
Vierge ; elles prièrent à tour de rôle avec beaucoup de tristesse et de
recueillement et prirent ensuite une petite réfection. Bientôt entrèrent
Marthe, Maroni, Dina et Mara, lesquelles après le sabbat étaient venues de
Béthanie avec Lazare, celui-ci était allé trouver les disciples dans le
Cénacle. On leur raconta avec larmes la mort et la sépulture du Sauveur ; puis,
comme il était tard, quelques-uns des hommes, parmi lesquels Joseph
d'Arimathie, vinrent prendre celles des saintes femmes qui voulaient retourner
chez elles dans la ville. Comme ils s'en revenaient ensemble, Joseph, ainsi que
je l'ai déjà dit, fut enlevé prés de Caïphe et renfermé dans une tour.
Les
femmes, restées au Cénacle, entrèrent dans les cellules disposées autour de la
salle, s'enveloppèrent la tête de longs voiles et restèrent quelque temps
silencieuses et tristes, assises par terre et appuyées contre les couvertures
qui étaient roulées prés du mur ; puis elles se levèrent, déployèrent ces
couvertures, ôtèrent leurs souliers, leurs ceintures et une partie de leurs
vêtements, se voilèrent de la tête aux pieds, comme elles ont d'habitude de le
faire pour dormir, et se placèrent sur les couches pour prendra un peu de
sommeil. A minuit, elles se relevèrent, s'habillèrent, roulèrent leurs couches
et se rassemblèrent sous la lampe autour de la sainte Vierge afin de prier
encore.
Quand la mère de Jésus et ses compagnes, quoique brisées par de si
grandes souffrances, eurent satisfait à ce devoir de la prière nocturne, que je
vois soigneusement rempli dans toute la suite des temps par les fidèles enfants
de Dieu et les âmes saintes qu'une grâce particulière y excite, ou qui le font
pour se conformer à des règles prescrites par Dieu et son Eglise, Jean vint
frapper à la porte de leur salle avec quelques disciples, et aussitôt elles
s'enveloppèrent dans leurs manteaux et le suivirent au Temple avec la sainte
Vierge.
Vers trois heures du matin, au moment à peu près où le tombeau fut
scellé, je vis la sainte Vierge se rendre au Temple, accompagnée des autres
saintes femmes, de Jean et de plusieurs autres disciples. Beaucoup de Juifs
avalant coutume de se rendre au Temple avant l'aurore, le lendemain du jour où
ils avaient mangé l'Agneau pascal; aussi le Temple était-il ouvert dès minuit,
parce que les sacrifices commençaient de très bonne heure. Mais la fête ayant
été troublée, et le Temple rendu impur par les prodiges de la veille, on avait
tout abandonné, et il me sembla que la sainte Vierge venait seulement prendre
congé du Temple où elle avait été élevée, et où elle avait adora le Saint des
Saints, jusqu'à ce qu'elle-même portât dans ses entrailles le Saint des Saints
lui-même, le véritable Agneau pascal qui avait été si cruellement immolé la
veille. Il était ouvert selon l'usage ; les lampes étaient allumées, et le parvis
des prêtres accessible au peuple, ainsi que cela devait avoir lieu ce jour-là ;
mais le Temple était presque vide, à l'exception de quelques gardiens et de
quelques serviteurs ; tout y était encore en désordre par suite des terribles
incidents de la veille : il avait été profané par les apparitions des morts, et
je me demandais toujours : Comment pourra-t-on le purifier de nouveau ?
Les fils de Siméon et les neveux de Joseph d'Arimathie, que la nouvelle
de l'emprisonnement de leur oncle avait fort attristés, vinrent joindre la
sainte Vierge et ses compagnons, et les conduisirent partout, car ils étaient
surveillants dans le Temple ; tous contemplèrent avec terreur les signes de la
colère de Dieu, dont ils adorèrent les desseins en silence ; seulement ceux qui
conduisaient la sainte Vierge racontaient de, temps en temps, en peu de mots,
les événements de la veille. On n'avait encore réparé presque aucun des dégâts
causés par le tremblement de terre. Au lieu où le parvis et le sanctuaire se
réunissent, le mur s'était tellement écarté de part et d'autre, qu'on pouvait
passer dans l'ouverture ; tout menaçait encore de s'écrouler. Le linteau qui
était au-dessus du rideau placé devant le sanctuaire s'était affaissé : les
colonnes qui le supportaient avaient fléchi et le rideau, déchire du haut au
bas, pendait des deux côtés. La chute de la grosse pierre qui s'était détachée
du coté septentrional du Temple, près de l'oratoire du vieux Siméon, avait
ouvert, à l'endroit où Zacharie était apparu, une telle brèche dans le mur du
parvis, que les saintes femmes purent y passer sans obstacle, et, placées prés
de la grande chaire où Jésus, encore enfant, avait enseigné, voir dans
l'intérieur du Saint des saints à travers le rideau déchiré, ce qui, autrement,
ne leur eût pas été permis. Ce n'était partout que murs crevassés, dalles
enfoncées, colonnes ébranlées et penchées. La sainte Vierge se rendit à tous
les endroits que Jésus avait rendus sacrés pour elle; elle se prosterna pour
les baiser, et exprima ses sentiments par des larmes et par quelques paroles
touchantes : ses compagnes l'imitèrent.
Les Juifs ont une grande vénération pour tous
les lieux sanctifiés par quelque manifestation de la puissance divine ; ils les
touchent, les baisent et s'y prosternent je visage contre terre. Je ne saurais
m'en étonner, car, sachant et croyant que le Dieu d'Abraham, d'Isaac et de
Jacob est un Dieu vivant, qu'il habitait parmi son peuple, dans sa maison, le
Temple de Jérusalem, il eût été bien plus étonnant qu'ils ne lui donnassent pas
ces marques de respect. Celui qui croit à un Dieu vivant, père, rédempteur et
sanctificateur des hommes, ses enfants, ne s'étonne pas qu'il habite vivant
parmi les vivants et que ceux-ci lui témoignent, à lui et à tout ce qui le
touche, plus d'amour, de respect et d'adoration qu'à leurs parents, amis,
maîtres, magistrats et princes terrestres. Le Temple et les lieux sanctifiés
faisaient éprouver aux Juifs quelque chose de ce que nous autres chrétiens
éprouvons devant le Saint Sacrement. Mais il y avait, chez les Juifs, des
aveugles et de soi-disant éclairés, de même qu'il y en a chez nous, qui
n'adorent pas le Dieu vivant et présent, tandis qu'ils rendent un culte
superstitieux aux idoles du monde. Ils ne se souviennent pas des paroles de
Jésus-Christ : Celui qui me renie devant
les hommes, je le renierai devant mon Père céleste . Ces hommes qui mettent
sans relâche au service de l'esprit du monde et de ses mensonges, leurs
pensées, leurs paroles et leurs actions, qui rejettent tout culte extérieur envers
Dieu, disent bien, quand ils n'ont pas rejeté Dieu lui-même comme trop
extérieur, qu'ils adorent Dieu en esprit
et en vérité , mais ils ne savent pas que cela veut dire l'adorer dans le Saint
Esprit et dans le Fils, qui a pris chair de
La sainte Vierge, accompagnée de ses
amies, visita plusieurs endroits du Temple avec un respect religieux ; elle
leur montra le lieu de sa présentation lorsqu'elle était encore enfant, ceux où
elle avait été élevée, où elle avait épousé saint Joseph, où elle avait
présenté Jésus, où Siméon et Anne avaient prophétisé ; elle pleura amèrement à
ce souvenir, car la prophétie était accomplie, le glaive avait traversé son
âme. Elle montra aussi l'endroit où elle avait trouve Jésus enseignant dans le
Temple, et elle baisa respectueusement la chaire. Elles s'arrêtèrent encore
près du tronc où la veuve avait jeté son denier et au lieu où le Seigneur avait
pardonné à la femme adultère. Quand elles eurent ainsi rendu l'hommage de leurs
souvenirs, de leurs larmes et de leurs prières, à toutes les places sanctifiées
par Jésus, elles retournèrent à Sion.
La sainte Vierge se sépara du Temple avec une profonde tristesse et en
versant des larmes abondantes ; la désolation et la solitude qui y régnaient en
un jour si saint témoignaient des crimes de son peuple ; elle se souvint que
Jésus avait pleuré sur le Temple, et qu'il avait dit : Renversez ce Temple, et je le rebâtirai en
trois jours. Elle pensa que les ennemis
de Jésus avaient détruit le temple de son corps, et désira ardemment voir luire
le troisième jour, où la parole de l'éternelle vérité devait s'accomplir.
De retour au Cénacle au point du jour,
Marie et ses compagnes se retirèrent dans la partie des bâtiments située à
droite. Jean et les disciples se séparèrent d'elles à l'entrée et se joignirent
aux autres hommes, au nombre d'une vingtaine, qui, rassemblés dans la grande
salle, y passèrent dans le deuil toute la journée du sabbat, priant
alternativement sous la lampe. De temps en temps de nouveaux venus
s'introduisaient timidement, et l'on s'entretenait en pleurant : tous
éprouvaient un respect mêlé d'un peu de confusion pour Jean qui avait assisté à
la mort du Seigneur. Jean était bienveillant et affectueux pour tous, et il
avait la simplicité d'un enfant dans ses rapports avec eux. Je les vis manger
une fois : du reste le plus grand calme régnait dans la maison, et les portes
étaient fermées. On ne pouvait d'ailleurs les y inquiéter, car cette maison
appartenait à Nicodème et ils l'avaient louée pour le repas pascal.
Je vis de nouveau les saintes femmes rassemblées jusqu'au soir dans la
grande salle, éclairée seulement par la lumière d'une lampe, car les portes
étaient fermées et les fenêtres voilées. Tantôt elles priaient autour de la
sainte Vierge sous la lampe, tantôt elles se retiraient à part, couvraient leur
tête de leurs voiles de deuil, et s'asseyaient sur des cendres en signe de
douleur, ou priaient je visage tourné vers la muraille. Toutes les fois
qu'elles se rassemblaient pour prier sous la lampe ; elles déposaient leurs
manteau : de deuil. Je vis que les plus faibles d'entre elles prirent un peu de
nourriture, les autres jeûnèrent.
Mon regard se tourna plusieurs fois vers
elles et je les vis toujours prier ou marquer leur douleur de la manière que
j'ai décrite. Quand ma pensée s'unissait à celle de la sainte Vierge qui était
toujours occupée de son fils je voyais le saint Sépulcre et six ou sept gardes
assis à l'entrée : contre la porte du caveau se tenait Cassius, plongé dans la
méditation. Des portes du tombeau étaient fermées, et la pierre était devant.
Je vis pourtant encore à travers les portes le corps du Seigneur, tel qu'on l'y
avait déposé, entouré de splendeur et de lumière, et deux anges en adoration.
Mais ma méditation s'étant dirigée vers la sainte âme du Rédempteur, je vis un
tableau si vaste et si compliqué de la descente aux enfers, que je n'ai pu en
retenir qu'une faible partie : je vais la raconter du mieux que je pourrai.