XXXVIII. JESUS DEPOUILLE ET ATTACHE A
Quatre
archers se rendirent au cachot souterrain, situé au nord, à soixante-dix pas :
ils y descendirent et en arrachèrent Jésus qui, tout le temps, avait prié Dieu
de le fortifier et s'était encore offert en sacrifice pour les péchés de ses
ennemis. Ils lui prodiguèrent encore des coups et des outrages pendant ces
derniers pas qui lui restaient à faire. Le peuple regardait et insultait ; les
soldats, froidement hautains, maintenaient l'ordre en se donnant des airs
d'importance ; les archers, pleins de rage, tranaient violemment Jésus sur la
plate-forme. Quand les saintes femmes le virent, elles donnèrent de l'argent à
un homme pour qu'il achetât des archers la permission de faire boire à Jésus le
vin aromatisé de Véronique. Mais ces misérables ne le lui donnèrent pas et le
burent eux-mêmes. Ils avaient avec eux deux rases de couleur brune, dont l'un
contenait du vinaigre et du fiel, l'autre une boisson qui semblait du vin mêlé
de myrrhe et d'absinthe : ils présentèrent au Sauveur un verre de ce dernier
breuvage : Jésus y ayant posé ses lèvres, n'en but pas.
Il y avait
dix-huit archers sur la plate-forme : les six qui avaient flagellé Jésus, les
quatre qui l'avaient conduit, deux qui avaient tenu les cordes attachées à la
croix, et six qui devaient le crucifier. Ils étaient occupés, soit près du
Sauveur soit près des deux larrons, travaillant et buvant tour à tour :
c'étaient des hommes petits et robustes, avec des figures étrangères et des
cheveux hérissés, ressemblant à des bêtes farouches : ils servaient les Romains
et les Juifs pour de l'argent.
L'aspect de
tout cela était d'autant plus effrayant pour moi que je voyais sous diverses
formes les puissances du mal invisibles aux autres. C'étaient les figures
hideuses de démons qui semblaient aider ces hommes cruels, et une infinité
d'horribles visions sous formes de crapauds, de serpents, de dragons,
d'insectes venimeux de toute espèce qui obscurcissaient l'air. Ils entraient
dans la bouche et dans le coeur des assistants ou se posaient sur leurs
épaules, et ceux-ci se sentaient l'âme pleine de pensées abominables ou
proféraient d'affreuses imprécations. Je voyais souvent au-dessus du Sauveur de
grandes figures d'anges pleurant et des gloires où je ne distinguais que de
petites têtes. Je voyais aussi de ces anges compatissants et consolateurs
au-dessus de la sainte Vierge et de tous les amis de Jésus.
Les archers ôtèrent à notre Seigneur son manteau qui
enveloppait la partie supérieure du corps, la ceinture à l'aide de laquelle ils
l'avaient trané et sa propre ceinture. Ils lui enlevèrent ensuite, en la
faisant passer par-dessus sa tête, sa robe de dessus en laine blanche qui était
ouverte sur la poitrine, puis la longue bandelette jetée autour du cou sur les
épaules ; enfin comme ils ne pouvaient pas lui tirer la tunique sans couture
que sa mère lui avait faite, à cause de la couronne d'épines, ils arrachèrent
violemment cette couronne de sa tête, rouvrant par là toutes ses blessures ;
puis, retroussant la tunique, ils la lui ôtèrent, avec force injures et
imprécations, en la faisant passer pardessus sa tête ensanglantée et couverte
de plaies.
Le fils de
l'homme était là tremblant, couvert de sang, de contusions, de plaies fermées
ou encore saignantes, de taches livides et de meurtrissures. Il n'avait plus
que son court scapulaire de laine sur le haut du corps et un linge autour des
reins. La laine du scapulaire en se desséchant s'était attachée à ses plaies et
s'était surtout collée à la nouvelle et profonde blessure que le fardeau de la
croix lui avait faite à l'épaule et qui lui causait une souffrance indicible.
Ses bourreaux impitoyables lui arrachèrent violemment le scapulaire de la
poitrine. Son corps mis à nu était horriblement enflé et sillonné de blessures
: ses épaules et son des étaient déchirés jusqu'aux os : dans quelques endroits
la laine blanche du scapulaire était restée collée aux plaies de sa poitrine
dont le sang s'était desséché. Ils lui arrachèrent alors des reins sa dernière
ceinture ; resté nu, il se courbait, et se détournait tout plein de confusion ;
comme il était près de s'affaisser sur lui-même, ils le firent asseoir sur une
pierre, lui remirent sur la tête la couronne d'épines et lui présentèrent le
second vase plein de fiel et de vinaigre, mais il détourna la tête en silence.
Au moment où les archers lui saisirent les bras dont
il se servait pour recouvrir sa nudité et le redressèrent pour le coucher sur
la croix, des murmures d'indignation et des cris de douleur s'élevèrent parmi ses
amis, à la pensée de cette dernière ignominie. Sa mère priait avec ardeur, elle
pensait à arracher son voile, à se précipiter dans l'enceinte, et à le lui
donner pour s'en couvrir, mais Dieu l'avait exaucée : car au même instant un
homme qui, depuis la porte, s'était frayé un chemin à travers le peuple,
arriva, tout hors d'haleine, se jeta au milieu des archers, et présenta un
linge à Jésus qui le prit en remerciant et l'attacha autour de ses reins.
Ce bienfaiteur de son Rédempteur que Dieu envoyait à la
prière de la sainte Vierge avait dans son impétuosité quelque chose d'impérieux
: il montra le poing aux archers en leur disant seulement : Gardez-vous
d'empêcher ce pauvre homme de se couvrir, puis, sans adresser la parole à
personne, il se retira aussi précipitamment qu'il était venu. C'était Jonadab,
neveu de saint Joseph, fils de ce frère qui habitait le territoire de Bethléem
et auquel Joseph, après la naissance du Sauveur, avait laissé en gage l'un de
ses deux ânes. Ce n'était point un partisan déclare de Jésus.
Aujourd’hui
même, il s'était tenu à l'écart, et s'était borne à observer de loin ce qui se
passait. Déjà en entendant raconter comment Jésus avait été dépouillé de ses
vêtement, avant la flagellation, il avait été très indigné ; plus tard quand le
moment du crucifiement approcha, il ressenti, dans le Temple une anxiété
extraordinaire. Pendant que la mère de Jésus criait vers Dieu sur le Golgotha,
Jonadab fut poussé tout à coup par un mouvement irrésistible qui le fit sortir
du Temple et courir en toute hâte au Calvaire pour couvrir la nudité du
Seigneur. Il lui vint dans l'âme un vif sentiment d'indignation contre l'action
honteuse de Cham qui avait tourné en dérision la nudité de Noé enivré par le
vin et il se hâta d'aller, comme un autre Sem, couvrir la nudité de celui qui
foulait le pressoir. Les bourreaux étaient de la race de Cham, et Jésus foulait
le pressoir sanglant du vin nouveau de la rédemption lorsque Jonadab vint à son
aide. Cette action fut l'accomplissement d'une figure prophétique de l'Ancien
Testament, et elle fut récompensée plus tard, comme je l'ai vu et comme je le
raconterai.
Jésus, image
vivante de la douleur, fut étendu par les archers sur la croix où il était allé
se placer de lui-même. Ils le renversèrent sur le dos, et, ayant tiré son bras
droit sur le bras droit de la croix, ils le lièrent fortement : puis un d'eux
mit le genou sur sa poitrine sacrée ; un autre tint ouverte sa main qui se
contractait ; un troisième appuya sur cette main pleine de bénédiction un gros et
long clou et frappa dessus à coups redoublés avec un marteau de fer. Un
gémissement doux et clair sortit de la bouche du Sauveur : son sang jaillit sur
les bras des archers. Les liens qui retenaient la main furent déchirés et
s'enfoncèrent avec le clou triangulaire dans l'étroite ouverture. J'ai compté
les coups de marteau, mais j'en ai oublie le nombre. La sainte Vierge gémissait
faiblement et semblait avoir perdu connaissance : Madeleine était hors
d'elle-même.
Les
vilebrequins étaient de grands morceaux de fer de la forme d'un T : il n'y
entrait pas de bois. Les grands marteaux aussi étaient en fer et tout d'une
pièce avec leurs manches : ils avaient à peu près la forme qu'ont les maillets
avec lesquels nos menuisiers frappent sur leurs ciseaux. Les clous, dont
l'aspect avait fait frissonner Jésus, étaient d'une telle longueur que, si on
les tenait en fermant le poignet, ils le dépassaient d'un pouce de chaque côté,
ils avaient une tête plate de la largeur d'un écu. Ces clous étaient à trois
tranchants et gros comme le pouce à leur partie supérieure ; plus bas ils
n'avaient que la grosseur du petit doigt ; leur pointe était limée, et je vis
que quand on les eût enfoncés, ils ressortaient un peu derrière la croix.
Lorsque les bourreaux eurent cloué la main droite du
Sauveur, ils s'aperçurent que sa main gauche, qui avait été aussi attachés au
bras de la croix, n'arrivait pas jusqu'au trou qu'ils avaient fait et qu'il y
avait encore un intervalle de deux pouces entre ce trou et l'extrémité de ses
doigts : alors ils attachèrent une corde à son bras gauche et le tirèrent de
toutes leurs forces, en appuyant les pieds contre la croix, jusqu'à ce que la
main atteignit la place du clou. Jésus poussa des gémissements touchants : car
ils lui disloquaient entièrement les bras. Ses épaules violemment tendues se
creusaient, on voyait aux coudes les jointures des os. Son sein se soulevait et
ses genoux se retiraient vers son corps. Ils s'agenouillèrent sur ses bras et
sur sa poitrine, lui garrottèrent les bras, et enfoncèrent le second clou dans
sa main gauche d'où le sang jaillit, pendant que les gémissements du Sauveur se
faisaient entendre à travers le bruit des coups de marteau. Les bras de Jésus
se trouvaient maintenant étendus horizontalement, en sorte qu'ils ne couvraient
plus les bras de la croix qui montaient en ligne oblique : il y avait un espace
vide entre ceux-ci et ses aisselles. La sainte Vierge ressentait toutes les
douleurs de Jésus ; elle était pâle comme un cadavre et des sanglots
entrecoupés s'échappaient de sa bouche. Les Pharisiens adressaient des insultes
et des moqueries du côté où elle se trouvait, et on la conduisit à quelque
distance près des autres saintes femmes. Madeleine était comme folle : elle se
déchirait je visage, ses yeux et ses joues étaient en sang.
On avait
cloué, au tiers à peu prés de la hauteur de la croix, un morceau de bois
destiné à soutenir les pieds de Jésus, afin qu'il fût plutôt debout que
suspendu ; autrement les mains se seraient déchirées et on n'aurait pas pu
clouer les pieds sans briser les os. Dans ce morceau de bois, on avait pratiqué
d'avance un trou pour le clou qui devait percer les pieds. On y avait aussi
creusé une cavité pour les talons, de même qu'il y avait d'autres cavités en
divers endroits de la croix afin que le corps pût y rester plus longtemps
suspendu et ne se détachât pas, entraîné par son propre poids. Tout le corps du
Sauveur avait été attiré vers le haut de la croix par la violente tension de
ses bras et ses genoux s'étaient redressés. Les bourreaux les étendirent et les
attachèrent en les tirant avec des cordes : mais il se trouva que les pieds
n'atteignaient pas jusqu'au morceau de bois placé pour les soutenir. Alors les
archers se mirent en fureur ; quelques-uns d'entre eux voulaient qu'on fit des
trous plus rapprochés pour les clous qui perçaient ses mains, car il était
difficile de placer le morceau de bois plus haut ; d'autres vomissaient des
imprécations contre Jésus : il ne veut
pas s'allonger, disaient-ils, nous allons l'aider . Alors ils attachèrent des
cordes à sa jambe droite et la tendirent violemment jusqu'à ce que le pied atteigne
le morceau de bois. Il y eut une dislocation si horrible, qu'on entendit
craquer la poitrine de Jésus, et qu'il s'écria à haute voix : O mon Dieu ! O
mon Dieu ! Ce fut une épouvantable souffrance. Ils avaient lié sa
poitrine et ses bras pour ne pas arracher les mains de leurs clous. Ils
attachèrent ensuite fortement le pied gauche sur le pied droit, et le percèrent
d'abord au cou-de-pied avec une espèce de pointe à tête plate, parce qu'il
n'était pas assez solidement posé sur l'arbre pour qu'on pût les clouer
ensemble. Cela fait, ils prirent un clou beaucoup plus long que ceux des mains,
le plus horrible qu'ils eussent, l'enfoncèrent à travers la blessure faite au
pied gauche, puis à travers le pied droit jusque dans le morceau de bois et
jusque dans l'arbre de la croix. Placée de côté, j'ai vu ce clou percer les
deux pieds. Cette opération fut plus douloureuse que tout le reste à cause de
la distension du corps. Je comptai jusqu'à trente-six coups de marteau au
milieu desquels j'entendais distinctement les gémissements doux et pénétrants
du Sauveur : les voix qui proféraient autour de lui l'injure et l'imprécation
me paraissaient sourdes et sinistres.
Les gémissements que la douleur arrachait à Jésus se
mêlaient à une prière continuelle, remplie de passages des psaumes et des
prophètes dont il accomplissait les prédictions : il n'avait cessé de prier
ainsi sur le chemin de la croix. et il le fit jusqu'à sa mort. J'ai entendu et
répété avec lui tous ces passages, et ils me sont revenus quelquefois en
récitant les psaumes ; mais je suis si accablée de douleur que je ne saurais
pas les mettre ensemble. Pendant cet horrible supplice, je vis apparaître
au-dessus de Jésus des figures d'anges en pleurs.
Le chef des
troupes romaines avait déjà fait attacher au haut de la croix l'inscription de
Pilate. Comme les Romains riaient de ce titre de roi des Juifs, quelques-uns
des Pharisiens revinrent à la ville pour demander à Pilate une autre
inscription dont ils prirent d'avance la mesure. Pendant qu'on crucifiait
Jésus, on élargissait le trou où la croix devait être plantée, car il était
trop étroit et le rocher était extrêmement dur. Quelques archers, au lieu de
donner à Jésus le vin aromatisé apporté par les saintes femmes l'avaient bu
eux-mêmes et il les avait enivrés : il leur brûlait et leur déchirait les
entrailles à tel point qu'ils étaient comme hors d'eux-mêmes. Ils injurièrent Jésus
qu'ils traitèrent de magicien, entrèrent en fureur à la vue de sa patience et
coururent à plusieurs reprises au bas du Calvaire pour boire du lait d'ânesse.
Il y avait près de là des femmes appartenant à un campement voisin d'étrangers
venus pour