XIX. PILATE ET SA FEMME
Pendant qu'on conduisait Jésus à Hérode et que là encore on l'injuriait
et on le raillait, je vis Pilate aller vers sa femme, Claudia Procle. Ils se
rendirent ensemble dans une petite maison située sur une terrasse du jardin,
derrière le palais. Claudia était troublée et vivement émue. C'était une grande
et belle femme, mais pâle. Elle avait un voile qui pendait derrière elle ;
cependant on voyait ses cheveux rassemblés autour de sa tête et entremêlés de
quelques ornements ; elle avait aussi des pendants d'oreilles, un collier, et
sur la poitrine une espèce d'agrafe qui maintenait son long vêtement. Elle
s'entretint longtemps avec Pilate ; elle le conjura par tout ce qui lui était
sacré de ne point faire de mal à Jésus, le Prophète, le Saint des Saints, et
elle lui raconta quelque chose des visions merveilleuses qu'elle avait eues au
sujet de Jésus la nuit précédente.
Pendant quelle parlait, je vis la plupart de ces visions ; mais je ne me
souviens pas bien de la manière dont elles se suivaient. Je me rappelle
toutefois qu'elle vit les principaux moments de la vie de Jésus :
l'Annonciation de Marie
Elle avait souffert toute la nuit, et aperçu plus ou moins clairement
bien des vérités merveilleuses, lorsqu'elle fut réveillée par le bruit de la
troupe qui conduisait Jésus. Lorsqu'elle jeta les yeux de ce côté, elle vit le
Seigneur, l'objet de tous ces miracles qui lui avaient été montrés, défiguré,
meurtri, maltraité par ses ennemis, et traîné par eux à travers le forum pour
être conduit chez Hérode. Son coeur fut bouleversé à cette vue, et elle envoya
aussitôt chercher Pilate, auquel elle raconta dans son trouble ce qui venait de
lui arriver. Elle ne comprenait pas tout, et surtout ne pouvait pas bien
l'exprimer ; mais elle priait, suppliait et adressait à son mari les instances
les plus touchantes.
Pilate était étonné et troublé ; il rapprochait ce que lui disait sa
femme de tout ce qu'il avait recueilli çà et là sur Jésus, se rappelait la
fureur des Juifs, le silence de Jésus, et ses merveilleuses réponses à ses
questions. Il était agité et inquiet ; il céda aux prières de sa femme, et lui
dit : J'ai déclaré que je ne trouvais aucun crime en cet homme. Je ne le
condamnerai pas, j'ai reconnu toute la malice des Juifs. Il parla aussi de ce
qui lui avait dit Jésus ; il promit à sa femme de ne pas condamner Jésus, et
lui donna un gage comme garantie de sa promesse. Je ne sais si c'était un
joyau, un anneau ou un cachet. C'est ainsi qu'ils se séparèrent.
Pilate était un homme corrompu, indécis, plein d'orgueil et de bassesse
à la fois : il ne reculait pas devant les actions les plus honteuses lorsqu'il
y trouvait son profit, et en même temps il se livrait lâchement aux
superstitions les plus ridicules lorsqu'il était dans une position difficile.
Cette fois, il était très embarrassé, et il était sans cesse auprès de ses
dieux, auxquels il offrait de l'encens dans un lieu secret de sa maison, et
auxquels il demandait des signes. Une de ses pratiques superstitieuses était de
regarder des poulets manger. Mais toutes ces choses me paraissaient si
horribles, si ténébreuses et si infernales, que j'en détournais la vue avec
dégoût et que je ne puis les redire exactement. Ses pensées étaient confuses,
et Satan lui soufflait tantôt un projet, tantôt un autre. Il songeait d'abord à
délivrer Jésus comme innocent, puis il craignit que ses dieux ne se vengeassent
sur lui, Pilate, s'il sauvait Jésus, qui semblait être une sorte de demi dieu,
et qui pouvait leur faire tort. " Peut-être, se disait-il, c'est une
espèce de dieu des Juifs ; il y a tant de prophéties d'un roi des Juifs qui
doit régner partout, c'est un Roi semblable que les mages de l'Orient sont
venus chercher ici ; il pourrait peut-être s'élever au-dessus des mes dieux et
de mon empereur, et j'aurais une grande responsabilité s'il ne mourait pas.
Peut-être sa mort sera-t-elle le triomphe de mes dieux ". Puis les songes
merveilleux de sa femme lui revenaient à l'esprit, et jetaient un grand poids
dans la balance en faveur de la délivrance de Jésus. Il finit par se décider
tout à fait dans ce sens. Il voulait être juste, mais il ne le pouvait pas, car
il avait demandé : " Qu'est-ce que la vérité " ? et il n'avait pas
attendu la réponse : " La vérité, c'est Jésus de Nazareth, le roi des
Juifs ". La plus grande confusion régnait dans ses pensées ; je n'y
pouvais rien comprendre et lui-même ne savait pas ce qu'il voulait, autrement
il n'aurait pas consulté ses poulets.
Le peuple se rassemblait en foule toujours croissante sur le marché, et
dans le voisinage de la rue par laquelle on conduisait Jésus à Hérode. Les
groupes se formaient dans un certain ordre, d'après les lieux d'où chacun était
venue à la fête, et les Pharisiens les plus haineux de tous les endroits où
Jésus avait enseigne étaient prés de leurs compatriotes, travaillant et
excitant contre le Sauveur les gens indécis. Les soldats romains étaient en
grand nombre dans le corps de garde voisin du palais de Pilate ; tous les
postes importants de la ville étaient aussi occupés par eux.