XIV. DESESPOIR DE JUDAS
Pendant qu'on conduisait Jésus à Pilate, le traître Judas qui ne s'était
pas beaucoup éloigné, entendait ce qui se disait dans la foule, et son oreille
était frappée de paroles semblables à celles-ci : On le conduit à Pilate ; le grand Conseil a
condamné le Galiléen à mort, il doit être crucifié, on ne le laissera pas en
vie, on l'a déjà terriblement maltraité, il est d'une patience qui confond ; il
ne répond rien, il a dit seulement qu'il était le Messie et qu'il siégerait à
la droite de Dieu ; c'est pourquoi on le crucifiera : s'il n'avait pas dit
cela, on n'aurait pas pu le condamner a mort. Le coquin qui l'a vendu était son
disciple, et avait, peu de temps avant, mangé l'agneau pascal avec lui : je ne
voudrais pas avoir pris part à cette action ; que le Galiléen soit ce qu'il
voudra, au moins n'a-t-il pas livré son ami à la mort pour de l'argent ;
vraiment ce misérable mériterait aussi la potence. Alors l'angoisse, le remords
trop tardif et le désespoir luttaient dans l'âme de Judas. Satan le poussa à
s'enfuir en courant. Le faisceau des trente pièces d'argent, suspendu à sa
ceinture, était pour lui comme un éperon de l'enfer, il le prit dans sa main
pour l'empêcher de le frapper ainsi dans sa course, il courait en toute hâte,
non pas après le cortège pour se jeter aux pieds de Jésus et demander son
pardon au Rédempteur miséricordieux, non pour mourir avec lui, non pour
confesser, plein de repentir, sa faute devant Dieu, mais pour rejeter loin de
lui, en face des hommes, son crime et le prix de sa trahison. Il courut comme
un insensé jusque dans le Temple où plusieurs membres du conseil s'étaient
rendus après le jugement de Jésus. Ils se regardèrent avec étonnement ; puis,
avec un sourire de mépris, ils fixèrent leurs regards hautains sur Judas qui
tout hors de lui, arracha de sa ceinture les trente pièces d'argent, et, les
leur présentant de la main droite, dit dans un violent désespoir : reprenez
votre argent avec lequel vous m'avez entraîné à vous livrer le juste : reprenez
votre argent, délivrez Jésus, je romps notre pacte : j'ai péché grièvement, car
j'ai livré le sang innocent . Mais les prêtres lui témoignèrent tout leur
mépris : ils retirèrent leurs mains de l'argent qu'il leur tendait, comme pour
ne pas se souille : en touchant la récompense du traître, et lui dirent : Que
nous importe que tu aies péché ! Si tu crois avoir vendu le sang innocent,
c'est ton affaire : nous savons ce que nous avons acheté, et nous l'avons
trouvé digne de mort. Tu as ton argent : nous ne voulons plus en entendre
parler. Ils lui tinrent ces discours
du ton qu'on prend quand on veut se débarrasser d'un importun, et ils
éloignèrent de lui. A ces paroles, Judas fut saisi dune telle rage et d'un tel
désespoir qu'il était comme hors de lui : ses cheveux se dressaient sur sa tête
: il déchira à deux mains la ceinture où étaient les pièces d'argent, les jeta
dans le Temple et s'enfuit hors de la ville.
Je le vis de nouveau courir comme un insensé dans la vallée d'Hinnom :
Satan sous une forme horrible était à ses côtés, et lui soufflait à l'oreille,
pour le porter au désespoir, toutes les malédictions des prophètes sur cette
vallée où les Juifs autrefois avaient sacrifié leurs enfants aux idoles. Il
semblait que toutes ces paroles le montrassent au doigt, comme par exemple : ils
sortiront et verront le cadavre de ceux qui ont péché envers moi, dont le ver
ne mourra point, dont le feu ne s'éteindra pas.
Puis il répétait à ses oreilles : Caïn, où est Abel, ton frère ?
Qu'as-tu fait ? Son sang crie vers moi, tu es maintenant maudit sur la terre,
errant et fugitif. Lorsqu'il arriva au
torrent de Cédron, et vit le mont des Oliviers, il frissonna, détourna les
veux, et entendit de nouveau ces paroles :
Mon ami, qu'es-tu veut faire ? Judas, tu trahis le Fils de l'homme par
un baiser ! Il fut pénétré d'horreur
jusqu'au fond de l'âme, sa raison commença à s'égarer, et l'ennemi lui souffla
à l'oreille : C'est ici que David a passé le Cédron, fuyant devant Absalon :
Absalon mourut pendu à un arbre ; David a parlé de toi lorsqu'il a dit : Ils
m'ont rendu le mal pour le bien, la haine pour l'amour. Que Satan soit toujours
à sa droite ; lorsqu'on le jugera, qu'il soit condamné : que ses jours soient
abrégés, et qu'un autre reçoive son épiscopat. Le Seigneur se souviendra de l'iniquité de ses
pères et le péché de sa mère ne sera pas effacé, parce qu'il a poursuivi le
pauvre sans miséricorde, qu'il a livré à la mort l'affligé. Il a aimé la
malédiction, : elle viendra sur lui ; il s'est revêtu de la malédiction comme
d'un vêtement elle a pénétré comme l'eau dans ses entrailles, comme l'huile
dans ses os ; elle est autour de lui comme un vêtement, comme une ceinture dont
il est toujours ceint . Judas, livré à ces terribles pensées, arriva au sud-est
de Jérusalem, au pied de la montagne des Scandales, en un lieu marécageux,
plein de décombres et d'immondices, où personne ne pouvait le voir : le bruit
de la ville arrivait de temps en temps jusqu'à lui avec plus de force, et Satan
lui disait : Maintenant on le mène à la
mort, tu l'as vendu, sais-tu ce qu'il y a dans la loi : Celui qui aura vendu
une âme parmi ses frères les enfants d'Israël, et qui en aura reçu le prix,
doit mourir de mort. Finis-en, misérable, finis-en ! Alors Judas, désespéré,
prit sa ceinture et se pendit à un arbre qui croissait là dans un creux sortant
de la terre en plusieurs tiges : lors qu'il fut pendu, son corps creva et ses
entrailles se répandirent sur la terre.