X. RENIEMENT DE PIERRE
Lorsque Jésus eut dit : Je le
suis ; lorsque Caïphe déchira ses habits
et que le cri : il est digne de mort ! se fit entendre au milieu du plus horrible
tumulte, lorsque le ciel se fut ouvert au-dessus de Jésus, que l'enfer eut
déchaîné sa rage et les tombeaux rendu les esprits qui y étaient emprisonnés,
lorsque tout fut rempli d'angoisses et de terreur, Pierre et Jean, qui avaient
cruellement souffert de l'affreux spectacle qu'il leur avait fallu contempler
dans le silence et l'inaction, sans même proférer une plainte, n'eurent pas la
force de rester là plus longtemps. Jean alla rejoindre la mère de Jésus, qui se
trouvait avec les saintes femmes dans la demeure de Marthe, non loin de la
porte de l'Angle, où Lazare possédait une grande et belle maison. Pierre aimait
trop Jésus pour le quitter. Il pouvait à peine se contenir et pleurait
amèrement, s'efforçant de cacher ses larmes : ne voulant pas rester dans la salle
du tribunal où il se serait trahi, il vint dans le vestibule auprès du feu, où
des soldats et des gens du peuple se pressaient, tenant d'horribles et
dégoûtants propos sur Jésus et racontant les scènes auxquelles ils venaient de
prendre part. Pierre gardait le silence, mais ce silence même et son air de
tristesse le rendaient suspect. La portière s'approcha du feu : comme on
parlait de Jésus et de ses disciples, elle regarda Pierre d'un air effronté et
lui dit : Tu es aussi un des disciples du Gali1éen . Pierre, troublé, inquiet,
craignant d'être maltraité par ces gens grossiers, répondit : Femme, je ne le
connais pas ; je ne sais ce que tu veux dire. Alors il se leva, et, cherchant à
se délivrer de cette compagnie, il sortit du vestibule ; c'était le moment où
le coq chantait devant la ville. Je ne me souviens pas de l'avoir entendu mais
j'en eux le sentiment. Comme il sortait, une autre servante le regarda, et dit
à ceux qui étaient prés d'elle :
Celui-ci était aussi avec Jésus de Nazareth ! ; et les assistants dirent
également : N'étais-tu pas un de ses
disciples ? Pierre, effrayé, fit des
protestations et s'écria : En vérité, je n'étais pas son disciple ; je ne
connais pas cet homme.
Il traversa la première cour et vint dans la cour extérieure, parce
qu'il voyait des personnes de sa connaissance qui regardaient par-dessus le mur
et qu'il voulait avertir. Il pleurait, et son anxiété et sa tristesse au sujet
de Jésus étaient si grandes, qu'il se souvenait à peine de ce qu'il venait de
dire. Il y avait beaucoup de gens dans la cour extérieure, parmi lesquels des
amis de Jésus. On ne les laissa pas entrer, mais on laissa sortir Pierre.
Quelques-uns grimpaient sur les murs pour entendre ce qui se disait. Pierre
trouva là un certain nombre de disciples de Jésus que l'inquiétude avait
chassés hors des cavernes du mont Hinnom. Ils vinrent vers Pierre et lui firent
des questions, mais il était si troublé, qu'il leur conseilla en peu de mots de
se retirer, parce qu'il y avait du danger pour eux. Il s éloigna d'eux
aussitôt, errant tristement de côté et d'autre et ils sortirent pour regagner
leurs retraites. Ils étaient environ seize, parmi lesquels Barthélémy,
Nathanael, Saturnin, Judas Barsabas, Siméon, qui devint évêque de Jérusalem,
Zachée et Manahem, le jeune homme prophétique, l'aveugle-né guéri par Jésus (1).
(1) La soeur vit la guérison de Manahem,
dont il est ici question, dans ses méditations du vendredi il octobre 1822 . Elle
eut lieu, selon elle, vers le 20 du mois de Tisri de la seconde année de la vie
publique de Jésus, dans une petite ville située a une lieue et demie du sud-est
de Silo, où Jésus célébrait le sabbat.
Pierre ne pouvait trouver de repos, et son amour pour Jésus le poussa de
nouveau dans la cour intérieure qui entourait la maison. On l'y laissa rentrer
parce que Joseph d'Arimathie et Nicodème l'y avaient introduit au commencement.
Il ne revint pas dans le vestibule, mais il tourna a droite et s'en vint a
l'entrée de la salle ronde placée derrière le tribunal, où la canaille promenait
Jésus au milieu des huées. Pierre s'approcha timidement, et quoiqu'il vit bien
qu'on l'observait comme un homme suspect, son inquiétude le poussa au milieu de
la foule qui se pressait à la porte pour regarder. On tranait alors Jésus avec
sa couronne de paille sur la tête ; il jeta sur Pierre un regard triste et
presque sévère, et Pierre fut pénétré de douleur. Mais comme il n'avait pas
surmonté sa frayeur, et qu'il entendait dire à quelques-uns des assistants :
Qu’est-ce que cet homme ? il revint dans la cour, marchant d'un pas mal assuré,
tant il était accablé de tristesse et d'inquiétude ; puis, comme on l'observait
encore dans le vestibule, il s'approcha du feu et resta assis là quelque temps.
Mais quelques personnes qui avaient remarqué son trouble se mirent à lui parler
de Jésus en termes injurieux. L'une d'elles lui dit : Vraiment tu es aussi de
ses partisans ; tu es Galiléen et ton accent te fait reconnaître. Comme Pierre
voulait se retirer, un frère de Malchus vint à lui et lui dit : N’est-ce pas
toi que j'ai vu avec eux dans le jardin des Oliviers, et qui as blessé mon
frère à l’oreille ?
Pierre, alors dans son anxiété, perdit presque l'usage de sa raison ; il
se mit, avec la vivacité qui lui était propre, à taire des serments exécrables
et à jurer qu'il ne connaissait pas cet homme ; puis il courut hors du
vestibule dans la cour qui entourait la maison. Alors le coq chanta de nouveau,
et Jésus, qu'on conduisait de la salle ronde à la prison à travers cette cour,
se tourna vers Pierre, et lui adressa un regard plein de douleur et de
compassion. Les paroles de Jésus : Avant que le coq ne chante deux fois, tu me
renieras trois fois , lui revinrent au coeur avec une force terrible. Il avait
oublié la promesse faite à son maître de mourir plutôt que de le renier et le
menaçant avertissement qu'elle lui avait attiré ; mais lorsque Jésus le
regarda, il sentit combien sa faute était énorme et son coeur en fut déchiré.
Il avait renié son maître au moment où celui-ci était couvert d'outrages, livré
à des juges iniques, patient et silencieux au milieu des tourments : pénétré de
repentir et comme hors de lui, il vint dans la cour extérieure, la tête voilée
et pleurant amèrement. Il ne craignait plus qu'on l'interpellât : maintenant il
aurait dit à tout le monde qui il était et combien il était coupable.
Qui oserait dire qu'au milieu de pareils dangers, en proie à de telles
angoisses et à un tel trouble, livré à une lutte si violente entre l'amour et
la crainte, accablé de fatigues inouïes et d'une douleur capable de faire
perdre la raison, avec la nature ardente et naïve de Pierre il eut été plus
fort que lui ? Le Seigneur l'abandonna à sa propre force, et il fut faible
comme sont tous ceux qui oublient cette parole : Veillez et priez pour ne pas
tomber en tentation.