Visions de la Passion du Christ

Bienheureuse Angèle de Foligno

 

 

JÉSUS-CHRIST

Je méditais un jour sur la Passion du Fils de Dieu et sur sa pauvreté. Or, le Christ me donna la vision de sa pauvreté. Il me la montra immense dans mon coeur. Sa volonté était empressée ; il m’ordonnait de la voir et de bien la considérer. Et je voyais ceux pour lesquels il se fit pauvre. J’eus un tel sentiment de reproche et de douleur, que mon coeur tomba en défaillance.

Puis il augmenta en moi la lumière qui donnait sur sa Passion. Je le vis pauvre d’amis, pauvre de parents ; enfin je le vis pauvre de lui-même, et relativement à son humanité, incapable de s’aider. On dit quelquefois que sa puissance divine était cachée, à cause de son humanité ; elle n’était pas cachée, j’en ai reçu de Dieu l’assurance; mais quand je vis où Jésus fut réduit quant à son humanité, je commençai à entrevoir pour la première fois les dimensions (119) de mon orgueil : je sentis une douleur que je ne connaissais pas, plus grande que jamais, et tellement profonde, que je me crois désormais incapable de la joie. J’étais debout dans ma méditation, debout dans ma douleur, et il lui plut de me découvrir, dans l’abîme de sa Passion, des choses que je ne savais pas. Je compris de quel oeil il voyait tous ces coeurs de bourreaux obstinés contre lui. Il voyait tous leurs membres conspirer ensemble dans l’unique sollicitude d’abolir son nom et sa mémoire. Il voyait leur colère rassembler leurs souvenirs et ramasser leurs forces pour détruire le Sauveur ; il voyait leurs subtilités, leurs ruses, leurs machinations ; il voyait tous leurs conseils et la multitude de leurs calomnies, et leur rage, et leur atroce colère ; il comptait un à un leurs préparatifs ; il assistait à leurs pensées, aux recherches intérieures et extérieures que faisait leur cruauté pour préparer à son supplice des raffinements inconnus. Leur férocité eut d’innombrables inventions. Il voyait les tortures qu’on lui préparait, et les injures, et les ignominies.

Dans cette lumière mon âme vit, de la Passion du Christ, plus de choses que je ne puis et même que je ne veux en déclarer. J’ai fait certaines découvertes pour lesquelles je demande la permission de me taire. (120)

Et alors mon âme cria:

«O Mère désolée, sainte Marie, dites-moi quelque chose de la Passion du Fils; car vous en avez vu plus que tout autre saint, à cause de votre grand amour. Vous l’avez vu avec les yeux. du corps et avec ceux de l’âme ; vous avez beaucoup vu, parce que vous avez beaucoup aimé.»

Et mon âme redoubla ses cris.

Il y a encore un autre saint qui pourrait me dire un mot de la Passion.

Et je criai dans mon délire:

«Tout ce qu’on dit de cette Passion, tout ce qu’on raconte, tout cela n’est rien près de ce qu’a vu mon âme. Et je ne peux pas beaucoup plus que les autres la dire comme je l’ai vue. J’ai vu dans ma vision, trois fois épouvantable, que la Mère des douleurs, bien qu’elle ait plongé dans la Passion plus à fond que tout autre saint, plus à fond que le disciple aimé, j’ai vu de mille manières, qu’elle est incapable de raconter la chose comme elle est ; le disciple bien-aimé en est incapable aussi.

Et si quelqu’un me racontait la Passion telle qu’elle fut, je lui répondrais : C’est toi, c’est toi qui l’as soufferte !!!

Cette vision me fit faire connaissance avec les douleurs que je ne connaissais pas. Je (121) commençai à souffrir ce que je n’avais pas souffert. Je ne sais pas comment mon corps ne tombe pas par morceaux. Ce souvenir m’interdit la légèreté ; j’ai perdu depuis ce jour une certaine disposition d’âme ; ayant su ce que c’était que l’infirmité totale, les jours se sont écoulés sans m’apporter les joies qu’ils m’apportaient jadis. (122)

 

LE CALVAIRE

Une autre fois encore, la douleur de Jésus-Christ fut mise devant mes yeux. Ni la langue ne suffit pour dire ce que j’ai vu, ni le coeur pour le sentir. Tout sentiment me devient impossible, excepté le sentiment d’une douleur sans exemple dans ma vie. Et je fus transformée en douleur.

Et mon âme vit dans l’âme du Christ quelques-unes de ses douleurs avec leurs causes.

Cette âme était sans tache, absolument sainte, et ne devait, quant à elle, jamais connaître le châtiment.

Il ne souffrait donc que pour nous, que pour nous très ingrats, très indignes, qui nous moquions de lui dans le moment même où il nous rachetait. Le péché de ses bourreaux étant sans proportion, Jésus, qui haïssait le péché d’une haine infinie, ne sentait pas seulement sa Passion en tant que supplice, il la sentait en tant (123) que péché et souffrait d’elle en tant que péché plus que des autres crimes. Le péché avait pour auteur des peuples entiers, les Gentils, les Juifs, ou plutôt le genre humain réuni contre Dieu dans un jour de grande fête. Sa douleur sans mesure, digne du crime et des criminels, de leur nombre et de son énormité, se répandait sur les nations. Il souffrait inexprimablement de la malice de ses ennemis ; leur zèle à abolir son souvenir, son nom et ses élus lui perçait le coeur. Il compatissait à ses disciples, persécutés à cause de lui, qui tombaient du haut de la foi. Il compatissait aux douleurs de sa mère. Il était abandonné dans sa détresse, sans secours, sans consolation. Cette âme très sainte et très noble recevait la douleur de partout à la fois. Toutes les tortures de son corps très délicat, très pur, très sensible, retombaient avec toutes les amertumes, toutes les angoisses, tous, les déchirements spirituels, retombaient sur son âme déchirée à la fois, par la souffrance sans restriction, par la souffrance universelle.

Ne croyez pas que ce soit là tout. La lumière de la vision me montra la foule des autres tortures pour lesquelles j’ai demandé la permission du silence.

C’est pourquoi, arrachée à moi-même par la (124) douleur, ravie hors de moi dans l’extase de la douleur,

Je fus transformée en la douleur de Jésus-Christ crucifié.

Ce fut pour cette compassion que Dieu m’accorda une grâce double : d’abord il fortifia tellement ma volonté, que je ne peux plus vouloir autre chose que ce qu’il veut ; puis il établit mon âme dans un état à peu près immuable. Je possède Dieu avec une telle plénitude, que j’ai été transportée dans un lieu nouveau. J’ai été ravie avec mon coeur, ma chair et mon âme, sur les montagnes de la paix, et je suis contente de toutes choses. (125)

 

LES CLOUS

Une autre fois je songeais à la douleur incommensurable de Jésus-Christ sur la croix, et je pensais à ces clous qui, d’après une certaine parole, avaient porté la chair des mains et des pieds dans l’intérieur du bois, et je désirais voir au moins cette petite partie de la chair du Christ que ces clous avaient portée dans l’intérieur du bois. Cette souffrance du Christ me donna une telle douleur, que je ne fus plus capable de me tenir debout. Je baissai la tête et je tombai. Alors je vis Jésus-Christ incliner sa tête sur mes bras, qui étaient étendus à terre; il me montra les siens, et en même temps son cou. Aussitôt ma douleur se changea en une joie telle, que je perdis le sentiment et la vue de tout ce qui n’était pas lui. Le cou était d’une beauté à faire mourir la parole humaine. Je compris que cette beauté inouïe était le rejaillissement de la divinité, et cependant mes yeux (126) ne voyaient que son cou, dans une splendeur merveilleuse. Beauté incomparable, qui n’a pas de pareille en ce monde, couleur qui ne ressemble à aucune couleur connue, si quelque chose se rapproche de vous, c’est la lumière dans laquelle quelquefois à la messe j’aperçois le corps du Christ, à l’élévation (127).

 

LA CROIX ET LA BÉNÉDICTION

Un jour j’étais à la messe dans l’église Saint François. On approchait de l’élévation et le choeur des Anges retentissait : Sanctus, Sanctus, Sanctus, etc. ; mon âme fut emportée et ravie dans la lumière incréée ; elle fut attirée, elle fut absorbée, et voici une plénitude ineffable, ineffable, en vérité.

Regardez comme rien, comme absolument rien, tout ce qui peut être exprimé en langue humaine.

O création inénarrable du Dieu incréé et tout-puissant, les louanges qu’on peut chanter sont de la poussière auprès de vous. Absorption sacrée de l’abîme où me plonge la main du Dieu ravissant, après votre transport, mais encore sous l’influence qui l’avait précédé, m’apparut l’image du Dieu crucifié, comme un instant après la descente de croix ; le sang était frais et rouge et coulant encore des blessures (132) et les plaies étaient récentes. Alors dans les jointures je vis les membres disloqués ; j’assistai au brisement intérieur qu’avait produit sur la croix l’horrible tiraillement du corps, je vis ce qu’elles avaient fait, les mains homicides. Je vis les nerfs, je vis les jointures, je vis le relâchement, l’allongement contre nature qu’avaient fait dans le supplice, quand ils avaient tiré sur les bras et sur les jambes, les déicides. Mais la peau s’était tellement prêtée à cette tension, que je n’y voyais aucune rupture.

Cette dissolution des jointures, cette horrible tension des nerfs, qui me permit de compter les os, me perça le coeur d’un trait plus douloureux que la vue des plaies ouvertes. Le secret de la Passion, le secret des tortures de Jésus, le secret de la férocité des bourreaux, m’était montré plus intimement dans la douleur des nerfs que dans l’ouverture des plaies, dans le dedans que dans le dehors. Alors je sentis le supplice de la compassion ; alors, au fond de moi-même, je sentis dans les os et dans les jointures une douleur épouvantable, et un cri qui s’élevait comme une lamentation, et une sensation terrible, comme si j’avais été transpercée tout entière, corps et âme.

Ainsi absorbée et transformée en la douleur du Crucifié, j’entendis sa voix bénir les dévoués (133) qui imitaient sa Passion et qui avaient pitié de lui.

«Soyez bénis, disait-il, soyez bénis par la main du Père, vous qui avez partagé et pleuré ma Passion, vous qui avez lavé vos robes dans mon Sang. Soyez bénis, vous qui, rachetés de l’enfer par les immenses douleurs de ma croix, avez eu pitié de moi ; soyez bénis, vous qui avez été trouvés dignes de compatir à ma torture, à mon ignominie, à nia pauvreté. Soyez bénies, ô fidèles mémoires ! Vous qui gardez au fond de vous le souvenir de ma Passion! Ma Passion, unique refuge des pécheurs, ma Passion, vie des morts, ma Passion, miracle de tous les siècles, vous ouvrira les portes du royaume éternel que j’ai conquis pour vous, par elle. Dans les siècles des siècles, vous qui avez eu pitié, vous partagerez la gloire ! Soyez bénis par le Père, soyez bénis par l’Esprit-Saint, bénis en esprit et en vérité par la bénédiction que je donnerai au dernier jour ; car je suis venu chez moi, et au lieu de me repousser comme un persécuteur, vous avez offert au Dieu désolé l’hospitalité sacrée de votre amour! J’étais nu sur la croix, j’avais faim, j’avais soif, je souffrais, je mourais, j’étais pendu par leurs clous, vous avez eu pitié! Soyez bénis, ouvriers de miséricorde ! A l’heure terrible, à l’heure (134) épouvantable, je vous dirai ; Venez, les bien-aimés de mon Père ; car j’avais faim sur la terre, et vous m’avez offert le pain de la pitié... »

Il ajouta des choses étonnantes ; mais ce qui est absolument impossible, c’est d’exprimer l’amour qui brillait sur ceux qui ont pitié... «O bienheureux ! ô bénis ! Suspendu à la croix, j’ai crié, pleuré et prié pour mes bourreaux . « Père, pardonnez-leur, car ils ne savent ce qu’ils font », qu’est-ce que je ferai, qu’est-ce que je dirai pour vous, pour vous qui avez eu pitié, pour vous qui m’avez tenu compagnie, pour vous mes dévoués, qu’est-ce que je dirai pour vous, quand j’apparaîtrai, non pas sur la croix, mais dans la gloire, pour juger le monde? »

Je demeurai frappée au fond, beaucoup plus émue que je ne puis le dire ; les affections qui me venaient de la croix sont au-dessus des paroles. Il ajouta plusieurs paroles qui me mirent en feu ; mais je n’ai ni la volonté ni le pouvoir de les écrire. (135)

 

LES VOIES DE LA DÉLIVRANCE

Un autre jour j’étais en prière. Je méditais avec une douleur profonde, absolument intérieure, sur la Passion. Je cherchais à mesurer, à peser mes crimes, puisque leur rédemption n’a pas coûté au Fils de Dieu seulement des prières ou seulement des larmes, mais la mort et cette mort ! Je tâchais de calculer ce que peut peser la damnation, puisque, pour soulever ce poids, il n’a fallu ni la mort d’un ange, ni celle d’un archange, mais celle du vrai Dieu ! Et je me plongeais dans la pensée de l’enfer et de ses tourments immenses, et de sa misère infinie, et de ses tortures innombrables ! Puis je tâchais de peser mon ingratitude. Pour le bienfait sans nom ni mesure, qu’est-ce que j’apporte en retour? le péché. Le péché quotidien, l’oubli de la résurrection, le refus de coopérer. La miséricorde de Dieu contemplée dans un abîme, dans l’autre mon injustice et (137) ma démence, tout cela me conduisit à une espèce de sagesse. Dans cet état, j’eus la révélation des péchés de toute espèce, et des tortures, et des supplices dont la Passion de Jésus nous a sauvés. J’étais dans la foule ; mais telle fut la lumière de cette vision épouvantable, que ce fut à peine si je, pus m’empêcher de rugir au milieu des hommes.

J’eus l’apparition du Christ crucifié. Il me montra comment il avait été suspendu à la croix, et comment l’homme qui se perd est sans excuse à jamais. Car le salut exige de l’homme ce que le médecin exige du malade; il faut avouer son mal, et exécuter l’ordonnance. Il n’y a pas de dépense à faire pour le traitement. Il n’y a qu’à se montrer au médecin, faire les choses prescrites, et se garder des choses défendues.

Mon âme eut alors l’intelligence de l’antidote qui réside dans le sang du Christ. L’antidote se distribue gratis, et n’exige qu’une disposition. Alors tous mes péchés furent étalés devant mon âme, et je reconnus dans chacun de mes membres une infirmité spirituelle.

Alors, conformément à ce que je venais d’apprendre, je m’efforçai d’étaler devant Dieu toutes les misères de mon âme et de mon corps, et je criai : « O Seigneur, mon Dieu, qui tenez (138) dans vos mains ma guérison éternelle, puisque vous avez promis de me guérir si seulement j’étale devant vos yeux mes plaies, Seigneur, puisque je suis 1’infirmité même; puisqu’il n’y a pas en moi un atome qui ne soit une infection et une pourriture, du fond de mon abîme, j’étale devant vos yeux mes misères une à une et tous les péchés de tous mes membres, et’ toutes les plaies de mon âme, et toutes les plaies de mon corps. Alors, je comptai, e désignai chaque misère, et je dis : Seigneur miséricordieux, qui tenez dans vos mains ma guérison, regardez ma tête : je l’ai couverte mille fois des insignes de l’orgueil ; j’ai donné à mes cheveux, en les tordant, des formes contre nature ; et, disant cela, je ne dis pas tout. Seigneur, regardez mes misérables yeux, pleins d’impudicité et injectés d’envie, etc. »

Je continuais à accuser chacun de mes membres et à raconter leur lamentable histoire.

Jésus écouta tout avec une grande patience, et répondit avec une grande joie. Il montra pour chaque chose le remède dans sa main et l’ordre qui présidait à la rédemption, et je vis sa compassion immense pour mon âme, et il disait:

«Ma fille, ne crains ni ne désespère. Quand tu serais infectée de toutes les putréfactions, et (138) morte de toutes les morts, je suis puissant pour te guérir, si tu veux appliquer sur ton âme et sur ton corps ce que je te donnerai. Tu m’as longuement détaillé les infirmités spirituelles de la tête tu t’es lamentée au fond de moi. Les attentats que tu as commis, dans tes parures, par les couleurs contre nature que tu as données à ‘tes joues et les torsions contre nature que tu as données à tes cheveux, toute ta fierté honteuse, tout ton orgueil, toute la vaine gloire avec laquelle tu t’es montrée devant les hommes et contre Dieu, toutes ces misères pour lesquelles il te semble qu’une honte éternelle t’attend en enfer, dans l’endroit du lac le plus profond, tout cela est expié ! J’ai satisfait, j’ai porté ta pénitence, j’ai souffert horriblement. Pour toutes ces peintures et ces onguents, qui ont déshonoré ta tête, la mienne fut tir!e par la barbe, dépouillée de cheveux, percée d’épines, frappée à coups de roseau, ensanglantée, moquée, méprisée, méprisée jusqu’au couronnement!

« Tu te peignais les joues pour les montrer à des hommes malheureux et mendier leurs faveurs ; sois tranquille ; ma face a été couverte par les crachats de ces misérables ; elle a été déformée et gonflée de leurs soufflets ; elle a été cachée sous un voile honteux. Tu t’es servie de (139) tes yeux pour regarder en vain, pour regarder ce qui nuit, pour te réjouir contre Dieu ; mais les miens ont été voilés, ils ont été noyés dans mes larmes d’abord, et dans mon sang ensuite. Le sang qui coulait de ma tête les aveuglait.

« Pour les crimes de tes oreilles, qui ont entendu l’inutile et le mauvais, et qui ont pris plaisir dans les paroles nuisibles, j’ai fait l’épouvantable pénitence qui a fait pénétrer en moi une tristesse abondante et immense. J’ai entendu les fausses accusations, les paroles dénigrantes, les insultes, les malédictions, les moqueries, les rires, les blasphèmes, la sentence de mort portée par le juge inique, et les pleurs de ma mère ! J’ai entendu sa compassion. Tu as connu les plaisirs de la gourmandise, et tu as même abusé des choses qu’on boit ; mais j’ai eu la bouche desséchée par la faim, la soif et le jeûne. On m’a présenté le fiel et le vinaigre. Tu as médit, tu as calomnié, tu t’es moquée, tu as blasphémé, tu as menti, et menti jusqu’au parjure. Ce n’est pas tout. Tu as fait autre chose ; mais j’ai gardé le silence devant les juges et les faux témoins, et mes lèvres closes ne m’ont pas excusé. Mais j’ai toujours annoncé la vérité, et prié Dieu de tout mon coeur pour mes bourreaux. Ton odorat n’est pas pur ; tu te souviens de certains plaisirs dus à de certains parfums; (140) mais j’ai senti l’odeur infecte des crachats ; je les ai supportés sur ma face, sur mes yeux, sur mes narines.

«Ton cou s’est agité par les mouvements de la colère et de la concupiscence, et de l’orgueil souviens-toi qu’il s’est dressé contre Dieu. Mais le mien a été frappé et meurtri par les soufflets. Pour les péchés de tes épaules, les miennes ont porté la croix. Pour les péchés de tes mains et de tes bras, qui ont fait ce que tu sais bien, mes mains ont été percées de gros clous, fixées au bois, et j’étais suspendu par elles, et elles supportaient mon corps. Pour les péchés de ton coeur, où se sont déchaînées la haine, l’envie et la tristesse, de ton coeur possédé par la concupiscence et par l’amour mauvais, le mien a été percé d’un coup de lance, et c’est dema blessure qu’a coulé ton remède, l’eau pour éteindre le mauvais feu, le sang pour la rédemption des colères et la rédemption des tristesses. Pour les péchés de tes pieds, pour les danses inutiles, pour leurs marches lascives, pour leurs courses vaines, les miens, qu’on aurait pu attacher seulement, ont été percés et cloués à la croix. Au lieu de tes chaussures à jour, élégamment façonnées, ils ont été couverts de sang. Le sang sortait de leurs blessures, le sang de tout le corps tombait sur eux. (141).

Pour les péchés de tout ton corps, pour toute ta sensualité dans la veille et dans le sommeil, j’ai été cloué à la croix, frappé horriblement, tiraillé à la façon d’une peau, et étendu sur la croix. J’ai été mouillé des pieds à la tête par lu sueur de sang, qui u coulé jusqu’à terre; j’ai été serré très fortement contre le bois très dur, souffrant d’atroces tortures, criant, soupirant, pleurant, gémissant et Je suis mort dans mon gémissement, tué par ces tigres ! Pour la rédemption de tes parures vaines, choisies et portées sans but, j’ai été nu sur la croix. Ces misérables se disputaient ma robe et mes vêtements ; ils les jouaient sous mes yeux. Nu comme je suis sorti du sein de la Vierge, livré à l’air, au froid, au vent, aux regards des hommes et des femmes., au haut d’une croix, pour être mieux vu, mieux moqué, mieux déshonoré, j’ai été étendu et étalé.

« Pour tes richesses mal acquises, que tu as retenues ou dépensées, j’ai porté la pauvreté, sans palais, sans maison, sans abri pour naître ni pour vivre, ni pour mourir, et je n’aurais pas eu de sépulcre, et j’aurai été livré aux chiens et aux oiseaux de proie, si quelqu’un par pitié pour ma grande misère, ne m’eût donné place dans un sépulcre à lui. J’ai dépensé pour les pécheurs mon sang et ma vie, et je n’ai rien (142) gardé pour moi. La pauvreté m’a tenu compagnie dans la vie et dans la mort. »

Le Christ parle ainsi, et parce que mon âme avait reçu la délectation des péchés du corps, je vis les douleurs de toute nature portées par l’âme du Christ, je les vis dans leur diversité et dans leur horreur. Je vis son âme torturée par la passion de son corps, par la douleur de sa mère, par notre refus d’adorer, par notre refus de compatir.

Et il ajouta :

« Tu ne trouveras ni péché ni maladie de l’âme, dont je n’aie porté la peine et offert le remède. A cause des immenses douleurs que vos âmes misérables devaient subir en enfer, j’ai voulu être torturé pleinement et totalement. Ne t’afflige donc pas ; niais tiens-moi compagnie dans la douleur, dans l’opprobre et dans la pauvreté.

«Marie-Madeleine était malade, elle fit ce que j’ai dit et désira sa délivrance, et fut délivrée de tout, parce qu’elle l’avait désiré. Celui qui désirerait serait délivré comme elle. Le Crucifié ajouta:

«Quand mes fils, abandonnant mon royaume, se sont faits enfants du diable, s’ils reviennent au Père, le Père a une grande joie et leur fait sentir la délectation supérieure. Le Père a une (143) telle joie, qu’il leur donne une certaine délectation qu’il ne donne pas aux vierges fidèles. Ceci vient de l’immense amour qu’il a pour eux, et de l’immense miséricorde qu’excite la vue de leur misère. Ceci vient encore de ce que le pécheur, devant la majesté et la clémence du Seigneur, se reconnaît digne de l’enfer. C’est pourquoi plus grand l’homme aura été dans le péché, plus grand il pourra être aussi dans l’autre abîme. »

Et il ajouta:

« L’homme qui veut trouver la grâce doit toujours, soit dans la joie, soit dans la tristesse, tenir ma croix de bois immobile devant ses yeux.» (144)

 

LA JOIE

Un jour, je regardais la croix, et sur elle le, Crucifié ; je le voyais avec les yeux du corps. Tout à coup mon âme fut embrasée d’une telle ardeur, que la joie et le plaisir pénétrèrent tous mes membres intimement. Je voyais et je sentais Je Christ embrasser mon âme avec ce bras qui fut crucifié, et ma joie m’étonna; car elle sortait de mes habitudes, et, au degré qu’elle atteignit, je ne la connaissais pas encore. Depuis cet instant, il me reste une joie et une lumière sublime dans laquelle mon âme voit le secret de notre chair en communion avec Dieu, Cette délectation de l’âme est inénarrable ; cette joie est continuelle ; cette illustration est éblouissante au delà de tous mes éblouissements. Depuis cet instant, il m’est resté une telle certitude, une telle sécurité quant aux opérations divines qui se font en moi, que je m’étonne d’avoir autrefois connu le doute, et (145) si tous les mondes créés prenaient une voix pour essayer de le faire renaître, ils parleraient’ inutilement ; car je vois, dans’ les transports d’un plaisir qui ne se raconte pas, je vois cette main qu’il, m’a montrée avec la marque des clous, et qu’il montrera le jour où il dira

« Voilà ce que j’ai souffert pour vous.»

Maintenant encore, quand je suis dans cette vision et dans cet embrassement, une telle joie est communiquée à mon âme, que j’essaierais inutilement de souffrir des souffrances de Jésus ; cependant je vois sa main et la plaie de sa main. Toute ma joie est désormais dans ce Dieu crucifié. Quelquefois l’embrassement est si serré qu’il semble à mon âme qu’elle entre dans la plaie du côté. Elle y est illustrée par des joies dont la parole humaine n’a pas le droit d’approcher. Foudroyante joie, qui enlève à mes jambes la force de me porter, qui me jette à terre, qui me renverse, qui m’étend là, couchée et sans parole ! Ceci m’arriva une fois sur la place Sainte-Marie. On représentait la Passion ! on aurait pu croire que j’allais pleurer. Je fus touchée et inondée d’une joie qui n’était pas naturelle ; la joie grandit, elle grandit ; je perdis la parole, et je tombai à terre, foudroyée : je venais d’avoir la chose inénarrable, l’éblouissement de gloire. (146)

J’avais eu soin de m’écarter de ceux qui m’entouraient, étonnée moi-même de ma joie en face de la Passion. Alors je perdis l’usage de mes membres, je tombai à terre, sans parole, foudroyée. Et il me sembla que mon âme entrait dans la plaie du Christ, la plaie du côté. Et dans cette plaie, au lieu de la douleur, je buvais une joie dont il m’est impossible de dire un seul mot. (147) 

 

 

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