VIII. JESUS DEVANT CAIPHE

 

 

 

 

      Jésus fut conduit dans le vestibule, au milieu des clameurs, des injures et des coups ; mais bientôt les cris tumultueux cessèrent et l'on n'entendit plus que le sourd murmure et les chuchotements d'une rage contenue. On l'amena devant les juges, et comme il passait près de Pierre et de Jean, il les regarda, mais sans tourner la tête vers eux, afin de ne pas les trahir. A peine fut-il devant le conseil, que Caïphe s'écria : Te voilà, ennemi de Dieu, qui troubles pour nous cette sainte nuit. La calebasse où se trouvaient les accusations d'Anne fut détachée du sceptre dérisoire mis aux mains de Jésus. Lorsqu'elles eurent été lues, Caïphe se répandit en invectives contre le Sauveur ; les archers se frappèrent et le poussèrent avec des petits bâtons ferrés à l'extrémité desquels étaient des espèces de pommeaux terminés en pointe, et ils lui dirent : Réponds donc ! Ouvre la bouche ! Ne sais-tu pas parler ? Caïphe, avec plus d'emportement encore qu'Anne n'en avait montré, adressait une foule de questions à Jésus qui restait là calme, patient, les yeux baissés à terre. Les archers voulaient le forcer à parler : ils le frappaient à la nuque et dans les côtés, ils lui donnaient des coups sur les mains, et le piquaient avec des instruments pointus. Il y eut même un méchant enfant qui lui appliqua fortement le pouce sur la bouche, en lui disant de mordre.

    Bientôt commença l'audition des témoins. Tantôt la populace excitée poussait des clameurs tumultueuses, tantôt on écoutait parler les plus grands ennemis de Jésus parmi les Pharisiens et les Sadducéens convoqués à Jérusalem de tous les points du pays. On répétait toutes les accusations auxquelles il avait mille fois répondu : qu'il guérissait les maladies et chassait les démons par le démon, qu'il violait le sabbat, qu'il soulevait le peuple, qu'il appelait les Pharisiens race de vipères et adultères, qu'il prédisait la destruction de Jérusalem, qu'il hantait les publicains, les pêcheurs et les femmes de mauvaise vie, qu'il parcourait le pays avec une suite nombreuse, qu'il se faisait appeler roi, prophète et fils de Dieu, qu'il parlait toujours de son royaume, qu'il rejetait le divorce, qu'il avait crié malheur sur Jérusalem, qu'il se nommait le pain de vie, qu'il enseignait des choses inouïes, disant que quiconque ne mangerait pas sa chair et ne boirait pas son sang, ne pouvait être sauve, etc. C'était ainsi que ses paroles, ses instructions et ses paraboles étaient défigurées, entremêlées d'injures et présentées comme des crimes. Mais tous se contredisaient et s'embarrassaient dans leurs discours. L'un disait : il se donne comme roi. L'autre : Non, il se laisse seulement appeler de ce nom, et quand on a voulu le proclamer tel, il s'est enfui. Un troisième : Il dit qu'il est le fils de Dieu. Un quatrième : Non, il ne se nomme le fils que parce qu'il accomplit la volonté du Père. Quelques-uns disaient qu'il les avait guéris, mais qu'ils étaient retombés malades, que ces guérisons n'étaient que de la sorcellerie. Il  avait beaucoup d'accusations et de témoignages sur ce chef de la sorcellerie ; on débitait aussi toute sorte de mensonges et d'assertions contradictoires sur la guérison de l'homme de la piscine de Bethsaïda. Les Pharisiens de Sephoris avec lesquels il avait disputé une fois sur le divorce, l'accusaient de fausse doctrine, et ce jeune homme de Nazareth qu'il n'avait pas voulu prendre parmi ses disciples avait la bassesse de témoigner contre lui. On lui reprochait aussi, entre autres choses, d'avoir absous la femme adultère dans le Temple et incriminé à ce sujet les Pharisiens.

    Toutefois on ne pouvait présenter aucune accusation solidement établie. Les témoins comparaissaient plutôt pour lui dire des injures en face que pour rapporter des faits. Ils ne faisaient que se disputer violemment entre eux, et pendant ce temps Caïphe et quelques membres du conseil ne cessaient d'invectiver Jésus : Quel roi es-tu ? Montre ton pouvoir, fais venir les légions d'anges dont tu as parlé au jardin des Oliviers ! Où as-tu mis l'argent des veuves et des fous que tu as séduits ? Tu as dissipé des fortunes entières ; réponds, parle devant le juge ! Es-tu muet ? Tu aurais mieux fait de te taire devant la populace et les troupeaux de femmes que tu endoctrinais. Là, tu parlais beaucoup trop.

     Tous ces discours étaient accompagnés de mauvais traitements de la part des employés subalternes du tribunal. Ce ne fut que par miracle qu'il put résister à tout cela. Quelques misérables disaient qu'il était bâtard : mais d'autres disaient au contraire que c'était faux, que sa mère avait été une vierge pieuse dans le Temple et qu'ils l'avaient vue fiancer avec un homme craignant Dieu. On reprocha à Jésus et à ses disciples de ne point sacrifier dans le Temple. En effet, je n'ai jamais vu que Jésus ou les apôtres aient amené de victimes dans le Temple, si ce n'est les agneaux de la Pâque. Toutefois Joseph et Anne, pendant qu'ils vivaient, sacrifiaient souvent pour Jésus. Cette accusation était sans valeur, car lés Esséniens ne faisaient point sacrifier, et ils n'étaient passibles d'aucune peine pour cela. On représentait sans cesse le reproche de sorcellerie, et Caïphe assura plusieurs fois que la contusion qui régnait dans les dires des témoins était un effet de ses maléfices.

    Quelques-uns dirent qu'il avait mangé la Pâque la veille ce qui était contraire à la loi, et que l'année précédente il avait déjà apporté des changements dans la célébration de cette cérémonie ; ce fut l'occasion de nouveaux cris et de nouvelles insultes. Mais les témoins s'étaient encore tellement contredits que Caïphe et les siens étaient honteux  et irrités de ce qu'ils ne pouvaient rien avancer qui eût quelque consistance. Nicodème et Joseph d'Arimathie furent sommés de s'expliquer sur ce qu'il avait mangé la Pâque dans une salle appartenant à l'un d'eux, et ils prouvèrent d'après d'anciens écrits que de temps immémorial les Galiléens avaient la permission de manger la Pâque un jour plus tôt. Ils ajoutèrent que du reste la cérémonie avait eu lieu conformément à la loi, puisque des gens du Temple y avaient aidé. Ceci embarrassa beaucoup les témoins, mais Nicodème surtout irrita vivement les ennemis de Jésus lorsqu'il montra dans les archives le droit des Galiléens. Ce droit leur avait été accordé, entre autres motifs dont je ne me souviens plus, parce qu'autrefois il y avait une telle affluence dans le Temple qu'on n'aurait pu avoir fini pour le jour du sabbat s'il avait tout fallu faire dans la même journée. Quoique les Galiléens n'eussent pas fait constamment usage de ce droit, il fut pourtant parfaitement établi par les textes que cita Nicodème ; et la fureur des Pharisiens contre celui-ci s'accrut encore, lorsqu'il représenta combien le conseil devait se sentir oiiens6 par les choquantes contradictions de tous ces témoins dans une affaire entreprise avec tant de précipitation, la nuit d'avant la plus solennelle des fêtes, sous l'empire de préventions les plus opiniâtres. Ils lancèrent des regards furieux contre Nicodème, et firent continuer leur audition de témoins avec un redoublement de précipitation et d'impudence. Après un grand nombre de dépositions ignobles, absurdes, calomnieuses, il en vint enfin deux qui dirent : Jésus a dit : Je renverserai le Temple qui a été bâti par les hommes et j'en relèverai en trois jours un nouveau qui ne sera pas fait de main d'homme. Mais ceux-ci encore n'étaient pas d'accord. L'un disait qu'il voulait construire un nouveau Temple ; qu'il avait mangé une nouvelle Pâque dans un autre édifice parce qu'il voulait abolir l'ancien Temple. Mais l'autre disait que cet édifice était bâti de main d'homme, que par conséquent il n'avait pas pu vouloir parler de celui-là.

  

     Caïphe était plein de colère, car les cruautés exercées envers Jésus, les contradictions des témoins et l'ineffable patience du Sauveur faisaient une vive impression sur beaucoup d'assistants. Quelquefois les témoins étaient presque hués. Le silence de Jésus rendait quelques consciences inquiètes, et dix soldats se sentirent tellement touchés qu'ils se retirèrent sous prétexte de maladie. Comme ils passaient près de Pierre et de Jean, ils leur dirent : Ce silence de Jésus le Galiléen au milieu de tant de mauvais traitements déchire le coeur. Mais, dites-nous, où devons-nous aller ? Les deux apôtres, peut-être parce qu'ils ne se fiaient pas à eux et qu'ils craignaient, soit d'être dénoncés par eux comme disciples de Jésus, soit d'être reconnus pour tels par quelqu'un de l'assistance, leur répondirent avec un regard mélancolique et en termes généreux : Si la vérité vous appelle, laissez-vous conduire par elle : le reste se fera tout seul. Alors ces hommes quittèrent la salle et sortirent de la ville. Ils en rencontrèrent d'autres qui les conduisirent de l'autre côté de la montagne de Sion, dans les cavernes au midi de Jérusalem, et ils y trouvèrent plusieurs apôtres cachés qui d'abord eurent peur d'eux ; ils leur annoncèrent ce qui arrivait à Jésus et leur dirent qu'eux aussi étaient menacés ; sur quoi ceux-ci se dispersèrent et cherchèrent d'autres asiles.

      Caïphe, poussé à bout par les discours contradictoires des deux derniers témoins, se leva de son siège, descendit deux marches et dit à Jésus : Ne réponds-tu rien à ce témoignage ? Il était très irrité de ce que Jésus ne le regardait pas. Alors les archers le saisissant par les cheveux, lui rejetèrent la tête en arrière et lui donnèrent des coups de poing sous le menton ; mais ses yeux ne se relevèrent pas. Caïphe alors éleva vivement ses mains et dit avec une voix courroucée : Je t'adjure par le Dieu vivant de nous dire si tu es le Christ, le Messie, le Fils de Dieu ? Il se fit un grand silence, et Jésus, fortifié par son Père, répondit avec une voix pleine de majesté inexprimable, avec la voix du Verbe éternel : Je le suis, tu l'as dit ! Et je vous dis que vous verrez le Fils de l'Homme assis à la droite de la Majesté divine et venant sur les nuées du ciel ! Pendant que Jésus disait ces paroles, je le vis resplendissant : le ciel était ouvert au-dessus de lui, et je vis d'une intuition que je ne saurais exprimer, Dieu, le Père tout-puissant : je vis aussi les Anges et la prière des justes qui montait jusqu'à son trône comme suppliant en faveur de Jésus. Je vis alors comme si la divinité de Jésus disait, au nom du Père et de Jésus à la fois : Si je pouvais souffrir, je souffrirais, mais parce que je suis miséricordieux, j'ai pris chair dans le fils, afin que le fils de l'homme souffre, car je suis juste, et voici qu'il porte les péchés de tous ceux-ci, les péchés du monde entier. Au-dessous de Caïphe, au contraire, je vis l'enfer comme une sphère d'un feu sombre pleine d'horribles figures : il se tenait au-dessus et ne semblait en être séparé que par une mince gaze. Je vis que toute la rage des démons était entrée en lui. Toute la maison me parut comme un enfer sortant de terre. Lorsque le Seigneur déclara solennellement qu'il était le Christ, Fils de Dieu, l'enfer sembla tressaillir devant lui, puis tout à coup vomir toutes ses fureurs dans cette maison. Tout ce que je vois m'est montré avec des formes et des figures ; ce langage est pour moi plus exact, plus bref et plus frappant que tout autre, parce que les hommes aussi sont des formes qui tombent sous les sens et ne sont pas purement des mots et des abstractions. Je vis donc l'angoisse ou la fureur des enfers se manifester sous mille formes horribles qui semblaient surgir en divers endroits. Je me souviens entre autres choses d'une troupe de petites figures noires semblables à des chiens qui couraient sur leurs pieds de derrière et armées de longues griffes : je ne saurais plus dire quelle espèce de mal me fut montrée sous cette forme. Je vis beaucoup de spectres effroyables entrer dans la plupart des assistants : quelquefois ils s'asseyaient sur leur tête ou sur leurs épaules. L'assemblée en était pleine et la rage des méchants allait toujours croissante. Je vis aussi dans ce moment d'horribles figures sortir des tombeaux de l'autre côté de Sion. Je crois que c'étaient de mauvais esprits. Je vis beaucoup d'autres apparitions dans le voisinage du Temple et parmi celles-ci beaucoup de figures qui semblaient traîner des chaînes comme des captifs. Je ne sais pas si ces dernières étaient aussi des démons ou des âmes condamnées à habiter certains endroits sur la terre et qui peut-être maintenant se rendaient aux Limbes que le Sauveur leur ouvrait par sa condamnation à mort. On ne peut pas exprimer complètement de semblables choses : on ne voudrait pas scandaliser ceux qui les ignorent ; mais on les sent quand on les voit, et les cheveux se dressent sur la tête. Ce moment eut quelque chose d'horrible. Je crois que Jean vit tout cela, au moins en partie ; car je l'entendis en parler plus tard. Tous ceux qui n'étaient pas entièrement réprouvés ressentirent avec une terreur profonde tout ce qu'il y eut d'horrible en cet instant, et les méchants l'éprouvèrent par un redoublement de haine et de fureur.

     Caïphe, inspiré par l'enfer, prit le bord de son manteau, le fendit avec son couteau et le déchira avec bruit, criant à haute voix : il a blasphémé ! Qu'est-il encore besoin de témoins ? Vous avez entendu le blasphème, quelle est votre sentence ? Alors tous les assistants se levèrent et s'écrièrent d'une voix terrible : Il est digne de mort ! Il est digne de mort !

Pendant ces cris, les fureurs de l'enfer étaient à leur comble. Les ennemis de Jésus étaient comme enivrés par Satan, et il en était de même de leurs flatteurs et de leurs agents. C'était comme si les ténèbres eussent célébré leur triomphe sur la lumière. Tous les assistants chez lesquels il restait une étincelle de bien furent pénétrés d'une telle horreur que plusieurs se voilèrent la tête et se retirèrent. Les plus distingués parmi les témoins quittèrent avec une conscience troublée l'audience où ils n'étaient plus nécessaires.    Les autres se pressèrent autour du feu dans le vestibule, où on leur donna de l'argent et où ils mangèrent et burent. Le grand-prêtre dit aux archers : Je vous livre ce roi ; rendez au blasphémateur les honneurs qu'il mérite. Puis il se retira avec les membres du conseil dans la salle ronde située derrière le tribunal, et où l'on ne pouvait pas être vu du vestibule.

    

     Jean, dans sa profonde affliction, pensa à la pauvre mère de Jésus. Il craignait que la terrible nouvelle ne lui arrivât d'une manière plus douloureuse, peut-être, par la bouche d'un ennemi : il regarda encore le Seigneur, disant en lui-même : Maître, vous savez pourquoi je m'en vais, et se rendit en hâte près de la sainte Vierge comme s'il y eût été envoyé par Jésus même. Pierre, accablé d'inquiétude et de douleur, et ressentant plus vivement à cause de sa fatigue la fraîcheur pénétrante du matin, dissimula son désespoir du mieux qu'il put et s'approcha timidement du foyer où se chauffait beaucoup de canaille. Il ne savait que faire, mais il ne pouvait pas s'éloigner de son maître.

 

 

 

 

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