XXVII. ECCE HOMO

 

 

    

 

 

   Jésus recouvert du manteau rouge, la couronne d'épines sur la tête, le sceptre de roseau entre ses mains garrottées, fut reconduit dans le palais de Pilate. Il était méconnaissable à cause du sang qui remplissait ses yeux, sa bouche et sa barbe. Son corps n'était qu'une plaie ; il ressemblait à un linge trempé dans du sang.

 

(1) Cette vue excita une telle compassion chez la Soeur, qu'elle désira éprouver la soif du Sauveur. Elle eut aussitôt un violent accès de fièvre et sa soif fut si violente que le matin elle ne pouvait plus parler, tant sa langue était contractée et ses lèvres sèches et serrées. Son ami la trouva dans cet état de langueur et de défaillance ; elle était pâle, sans connaissance et semblait au moment de mourir. On lui versa, non sans peine, un peu d'eau dans la bouche, mais elle ne put reprendre ses récits qu'après un long intervalle de repos. La personne qui avait veillé près d'elle raconta que, pendant la nuit, elle l'avait vue souvent se tordre en gémissant sur sa couche.

 

  Il marchait courbé et chancelant ; le manteau était si court qu'il lui fallait se plier en deux pour cacher sa nudité : car lors du couronnement d'épines, ils lui avaient de nouveau arraché tous ses vêtements. Quand il arriva devant Pilate, cet homme cruel, il ne put s'empêcher de frémir d'horreur et de pitié ; il s'appuya sur un de ses officiers et tandis que le peuple et les prêtres insultaient et raillaient, il s'écria : Si le diable des Juifs est aussi cruel qu'eux, il ne fait pas bon être en enfer auprès de lui.  Lorsque Jésus eut été traîné péniblement au haut de l'escalier, Pilate s'avança sur la terrasse et on sonna de la trompette pour annoncer que le gouverneur voulait parler : il s'adressa aux Princes des Prêtres et à tous les assistants, et leur dit : Je le fais amener encore une fois devant vous, afin que vous sachiez que je ne le trouve coupable d'aucun crime.

  

   Jésus fut alors conduit prés de Pilate par les archers, de sorte que tout le peuple rassemblé sur le forum pouvait le voir. C'était un spectacle terrible et déchirant, accueilli d'abord par une horreur muette, que cette apparition du fils de Dieu tout sanglant sous sa couronne d'épines, abaissant ses yeux éteints sur les flots du peuple, pendant que Pilate le montrait du doigt et criait aux Juifs « Voilà l'homme. »

   Pendant que Jésus, le corps déchiré, couvert de son manteau de dérision, baissant sa tête inondée de sang et transpercée par les épines, tenant le sceptre de roseau dans ses mains garrottées, courbé en deux pour cacher sa nudité, navré de douleur et de tristesse et pourtant ne respirant qu'amour et mansuétude, était exposé comme un fantôme sanglant, devant le palais de Pilate, en face des prêtres et du peuple qui poussaient des cris de fureur, des troupes d'étrangers court vêtus, hommes et femmes, traversaient le forum pour descendre à la piscine des Brebis, afin de prendre part à l'ablution des agneaux de Pâque, dont les bêlements plaintifs se mêlaient sans cesse aux clameurs sanguinaires de la multitude, comme s'ils eussent voulu rendre témoignage en faveur de la vérité qui se taisait. Cependant le véritable Agneau pascal de Dieu, le mystère révélé, mais inconnu de ce saint jour, accomplissait les prophéties et se courbait en silence sur le billot où il devait être immolé.

   Les Princes des Prêtres et leurs adhérents furent saisis de rage à l'aspect de Jésus, et ils crièrent : Qu’on le fasse mourir ! Qu’on le crucifie ! N'en avez-vous pas assez ? dit Pilate ; il a été traité de manière à ne plus avoir le désir d'être roi. Mais ses forcenés criaient toujours plus fort, et tout le peuple faisait entendre ces terribles paroles : Qu’on le fasse mourir ! Qu’on le crucifie ! Pilate fit encore sonner de la trompette, et dit : Alors prenez-le et crucifiez-le, car je ne le trouve coupable d'aucun crime. Ici, quelques-uns des prêtres s'écrièrent : Nous avons une loi selon laquelle il doit mourir, car il s'est dit le fils de Dieu ! Sur quoi Pilate répondit : Si vous avez des lois d'après lesquelles celui-ci doit mourir, je ne me soucie point d'être Juif . Toutefois cette parole,  il s'est dit le fils de Dieu , réveilla les craintes superstitieuses de Pilate : il fit conduire Jésus ailleurs, alla à lui et lui demanda d'où il était. Mais Jésus ne répondit pas, et Pilate lui dit : Tu ne me réponds pas ! Ne sais-tu pas que j'ai le pouvoir de te faire crucifier et celui de te remettre en liberté ? Et Jésus répondit : Tu n'aurais aucun pouvoir sur moi s'il ne t'avait été donné d'en haut : c'est pourquoi celui qui m'a livré à toi a commis un plus grand péché.

 

   Claudia Procle, que les hésitations de son mari inquiétaient, lui envoya de nouveau son gage pour lui rappeler sa promesse, mais celui-ci lui fit faire une réponse vague et superstitieuse dont le sens était qu'il s'en rapportait à ses dieux. Les ennemis du Sauveur apprirent les démarches de Claudia en sa faveur, et ils firent répandre parmi le peuple que les partisans de Jésus avaient séduit la femme de Pilate ; que, s'il était mis en liberté, il s'unirait aux Romains et que tous les Juifs seraient exterminés.

Pilate dans son irrésolution était comme un homme ivre sa raison ne savait plus où se prendre. Il dit encore une fois aux ennemis de Jésus qu'il ne trouvait en lui rien de criminel, et comme ceux-ci demandèrent sa mort avec plus de violence que jamais, Pilate, troublé, jeté dans l'indécision, tant par la contusion de ses propres pensées que par les songes de sa femme et les graves paroles de Jésus. Il voulut obtenir du Sauveur une réponse qui le tirât de ce pénible état ; il revint vers lui dans le prétoire et resta seul avec lui.  Serait-ce donc là un Dieu ? , se dit-il à lui-même en regardant Jésus sanglant et défiguré ; puis tout à coup il l'adjura de lui tirs s'il était Dieu, s'il était ce roi promis aux Juifs, jusqu'où s'étendait son empire et de ; quel ordre était sa divinité ; lui promettant de lui rendre la liberté, s'il lui disait tout cela. Je ne puis répéter que le sens de la réponse que lui fit Jésus. Le Sauveur lui parla avec une sévérité effrayante ; il lui fit voir en quoi consistait sa royauté et son empire, il lui montra ce que c'était que la vérité, car il lui dit la vérité. Il lui dévoila tout ce que lui, Pilate, avait commis de crimes secrets, lui prédit le sort qui l'attendait, l'exil, la misère et une fin terrible, puis il lui annonça que le Fils de l'homme viendrait un jour prononcer sur lui un juste jugement.

   Pilate à moitié effrayé, à moitié irrité des paroles de Jésus, revint sur la terrasse et dit encore qu'il voulait délivrer Jésus : alors on lui cria :  Si tu le délivres, tu n'es pas l'ami de César, car celui qui veut se faire roi est l'ennemi de César.  D'autres disaient qu'ils l'accuseraient devant l'empereur d'avoir troublé leur fête ; qu'il fallait en finir parce qu'ils étaient obligés d'être à dix heures au Temple. Le cri : Qu’il soit crucifié ! Se faisait entendre de tous les côtes, il retentissait jusque sur les toits plats du forum ou beaucoup de gens étaient montés. Pilate vit que ses efforts auprès de ces furieux étaient inutiles. Le tumulte et les cris avaient quelque chose d'effrayant, et la masse entière du peuple était dans un tel état d'agitation qu'une insurrection était à craindre. Pilate se fit apporter de l'eau ; un de ses serviteurs la lui versa sur les mains devant le peuple, et il cria au haut de la terrasse : Je suis innocent du sang de ce juste, ce sera à vous à en répondre.  Alors s'éleva un cri horriblement unanime de tout le peuple parmi lequel se trouvaient des gens de toutes les parties de la Palestine : Que son sang soit sur nous et sur nos enfants.

 

 

 

 

 

  Retour Emmerich